Quelle politique au bénéfice des personnes âgées ?

Par Abdeslam Seddiki.

La publication de la présente chronique est venue suite à la lecture d’un livre publié récemment en France et dont le titre est passionnant : « les fossoyeurs ». Son auteur, Victor Castanet, écrivain journaliste, a procédé à un travail d’investigation pendant plus de trois années sur le fonctionnement des Ehpad (Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) appartenant à un groupe privé, classé  parmi les premiers au niveau mondial. En effet, Ce groupe, dénommé Orpéa, est présent dans 23 pays, en Europe, en Amérique et en Asie. Il gère plus de 1 110 établissements, représentant plus de 110 000 lits, et emploie plus de 65 000 collaborateurs. Il est parvenu à couvrir tout le spectre de la dépendance puisqu’il gère à la fois des Ehpad, des cliniques de soins de suite et de réadaptation (SSR), des cliniques psychiatriques, des résidences services senior et des agences d’aide à domicile. Il a créé son propre institut de formation d’aides-soignants, a monté un partenariat avec une prestigieuse école de commerce, s’engage dans une démarche écoresponsable, multiplie les évaluations internes et les enquêtes de satisfaction, se dit à la pointe de la gestion des malades d’Alzheimer. Bref, un groupe qui a l’air de la perfection. Mais la réalité, telle qu’elle a été dévoilée par l’auteur, est loin d’être aussi idyllique.

S’appuyant sur des dizaines de témoignages et des visites de terrain, l’auteur a abouti à des conclusions révoltantes. D’ailleurs, la publication de ce livre n’est pas passée inaperçue. Elle a suscité des réactions en chaine d’autant plus que la France vit en période de campagne électorale.

Prix exorbitants de séjour dans ces établissements frôlant les 6000 euros par mois , détournements de fonds publics en recourant à des subterfuges comptables et à des stratagèmes bien maitrisés par les experts en matière d’optimisation des coûts, liens suspects avec les gens de l’administration pour obtenir l’agrément d’ouverture … Autant de dépassements relevés, preuves à l’appui, par l’auteur.  Le cas de ce groupe symbolise le danger de la marchandisation de la santé des citoyens. Surtout quand on a affaire à un groupe tentaculaire et puissant que personne ne peut affronter, surtout pas les familles qui peinent à trouver une place de séjour dans ces établissements. Tout contrôle y est pratiquement impossible. Que ce soit l’Inspection du travail, les agents des autorités de tutelle ou ceux de l’Assurance maladie, ils ne sont tout simplement pas au niveau pour faire face à la force de frappe et à l’ingéniosité de ces grands groupes privés qui sont, eux, totalement conscients de leur « supériorité ».

« Si vous souhaitez, malgré tout, porter l’affaire en justice, Orpéa tentera de vous en dissuader. Et si vous souhaitez quand même aller au bout de votre démarche, il vous faudra une bonne assise financière pour prendre un avocat et un courage certain pour s’opposer à un groupe qui pèse six milliards d’euros et a, dans sa besace, une panoplie de conseils talentueux pour assurer sa défense. Beaucoup de familles renoncent, par peur le plus souvent. »

C’est la course effrénée au profit qui prévaut sur toute autre considération, comme le précise l’auteur : « J’ai découvert, incrédule, qu’Orpéa avait réussi le tour de force d’industrialiser le secteur de la dépendance, pourtant peuplé de corps, de chairs, de regards, de peaux, de bruits et de vies. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont été transformés en simples produits de consommation ; les personnes âgées, réduites à des chiffres ; les politiques de santé du groupe, à des équations budgétaires. » (p.278).

Et l’auteur de reconnaitre avec une certaine amertume : « J’ai pu ressentir, durant ces mois d’investigation, le climat de violence intrinsèque à cette société. Une violence diffuse, sournoise, destructrice. »

Le problème posé par cette enquête, bien qu’il intéresse la France, nous concerne tous.  Il faut par conséquent y prendre garde et ne pas céder au « charme discret » de la bourgeoisie affairiste et aux bienfaits supposés d’un capital privé assoiffé de gain dans la gestion d’un domaine sensible comme celui de la santé,  et de surcroit la santé des personnes en situation de dépendance. Notre pays, la transition démographique aidant, connait à son tour, une évolution similaire. Les chiffres disponibles sont parlants :   en 2021, près de 4,3 millions de Marocains sont âgés de 60 ans et plus représentant 11,7% de la population totale, contre 2,4 millions en 2004 et 8% de la population totale. Selon les projections démographiques réalisées par le HCP d’ici 2030, l’effectif des aînés de 60 ans et plus atteindrait un peu plus de six millions, soit une augmentation de 42% par rapport à 2021 et représenterait 15,4% de la population. Qui plus est, l’effectif des personnes âgées de 70 ans et plus avec au moins une maladie chronique atteindrait 1,9 millions au lieu de 1,2 millions actuellement. Aussi, la part des personnes de 70 ans et plus avec une incapacité fonctionnelle serait d’environ 1,7 millions en 2030 au lieu de 1,1 millions en 2021.

Face à cette évolution irréversible et qui va  crescendo, on ne dispose toujours pas d’une politique bien établie au bénéfice de cette catégorie de la population, comme il ressort d’une étude réalisée par le CESE en 2015. C’est une population qui vit dans une  précarité  quasi-totale. Plus de 7 personnes âgées  sur 10 sont analphabètes, la plupart ont un revenu très bas, plus de la moitié souffrent d’au moins une maladie chronique et n’ont pas accès aux soins et près du tiers d’entre elles sont en situation de dépendance. La couverture sociale et médicale ne bénéficie qu’à 20% des personnes âgées.

La vie des personnes âgées dans les centres d’accueil se caractérise par la solitude, l’isolement, l’absence d’activités culturelles, sportives et de loisirs. Les centres accueillent des personnes aux profils parfois très divers. Le personnel encadrant manque de formation et de motivation. Les bâtiments et les infrastructures de ces centres sont souvent inadaptés à leurs spécificités. Elles y sont confrontées à des problèmes d’exiguïté, d’accessibilité, d’éloignement des services publics et à des risques d’accidents domestiques ….

Quant aux politiques publiques et plans d’action conçus et élaborés dans ce cadre, l’on relève leur caractère partiel et non intégré. Cela en plus du retard accumulé dans la formation des ressources humaines en gériatrie et gérontologie. Il y a aussi un manque à combler concernant des spécialités de soins psychologiques, en psychiatrie de la vieillesse, en travail social, etc. On relève aussi des insuffisances patentes en matière de soins adaptés aux spécificités des personnes âgées. Les subventions publiques aux associations sont insuffisantes, ce qui se répercute sur la qualité de l’encadrement et de la gestion ainsi que sur les services fournis. 

Le CESE a présenté une série de recommandations qui pourraient servir de base à l’élaboration d’une stratégie nationale au bénéfice des personnes âgées et particulièrement celles qui sont en situation de dépendance. Qu’est-ce qu’on attend pour passer à l’action et apporter une lueur d’espoir à cette catégorie de la population qui a tant donné à notre pays ?

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