Un périple paisible dans la cité tangéroise du XIXème siècle !

Un jour, un livre 

«Mosaïques ternies» de Abdelkader Chatt 

Mohamed Nait Youssef

Il a vécu dans l’ombre. Il est parti dans une indifférence totale et absolue.  Portant, Abdelkader Chatt, écrivain, journaliste, poète et traducteur, marqué son temps. C’est en 1904 que ce plume méconnue du grand public avait vu le jour dans une famille modeste à Tanger, où il avait d’ailleurs effectué de brillantes études à l’école coranique, ensuite à l’école franco-arabe, puis au lycée Regnault.

Néanmoins, il est  bel et bien  l’auteur du  premier roman marocain d’expression française, «Mosaïques ternies», écrit en 1930, et édité pour la première fois, en  1932, chez la maison d’édition de la Revue Mondiale.

Tombé aux oubliettes, ce roman, son unique texte d’ailleurs en langue de Molière,  a été réédité en 1990 aux éditions Wallada, dirigées par Omar Akalay. On ne quitte pas la ville du Détroit. Car, dans «Mosaïques ternies», l’écrivain nous plonge dans l’atmosphère de la cité tangéroise à l’époque du protectorat. Nous sommes dans le Maroc du XIXème siècle.  En effet, Chatt décrit, par le prisme de l’écriture littéraire, le vécu social des gens tangérois.

«Mosaïques ternies est le premier roman écrit en langue française par un Marocain et les qualités stylistiques d’Abdelkader Chatt sont incontestables. L’éditeur casablancais signale en quatrième de couverture que ce romancier de langue française devint un poète de langue arabe dont parurent deux recueils en 1967 et 1974. Destin qui permet de rêver de recueils en langue arabe à paraître dans trente-cinq ans sous la plume des romanciers marocains de langue française débutant de nos jours!

Mosaïques ternies est d’abord l’ouvrage de quelqu’un qui a le goût de l’expression exacte et de la notation vive.», écrivait Salim Jay dans le dictionnaire des écrivains marocains.

À travers la description des personnages, entre autres, les  frères Bennis, Abdellah et Driss et Alami, le soldat, qui plonge le lecteur dans les décors et l’univers de la «siba» des tribus et des «harka» du sultan Moulay Abdelaziz, l’auteur, qui ne manque pas d’audace en racontant leurs histoires dans le récit, dévoile un pan social important non seulement de la ville, mais aussi du pays.

 «Abdelkader Chatt émet parfois des opinions que ses contemporains ne partageaient pas toujours. Par exemple, lorsqu’il écrit: Le peuple marocain est un peuple vivant continuellement de son passé. Il est épris de conversations, mais comme il n’a généralement pas grand-chose à dire sur le présent, il se replie sur son passé et il raconte, il raconte.» Et d’ajouter: «Peut être s’agit-il d’une feinte alors que les commentaires de l’auteur de Mosaïques ternies sur le Protectorat français s’exerçant au Maroc eussent été peu prisés du public français auquel l’ouvrage s’adressait a priori. Rendant compte, souvent avec finesse, des us et coutumes des «indigènes», il arrive à Chatt de se faire ethnographe, ainsi lorsqu’il donne à lire le récit de vie d’un portefaix né aux environs de Marrakech. Celui-ci raconte une année de famine à Mazagan, son errance après qu’il eut fui les siens parce qu’il était maltraité, la maladie qui l’affecta, son engagement comme soldat du makhzen. L’ex- soldat Alami voit son ami poser son chapelet «sur une étagère peinturlurée de mosaïques ternies.», explique Salim Jay.

Dès les premières pages, Chatt projette le lecteur, en mêlant parfois les gens entre le conte et la chronique, dans le monde paisible et routinier d’une d’une famille tangéroise partagé entre la prière, l’activité quotidienne des femmes au foyer,  des rituels journaliers et  des repas en famille. On ressent ainsi une certaine tranquillité et fluidité au niveau de la narration tant que ne perturbe le fil conducteur du récit. Une espèce de quiétude accompagne l’histoire. L’œil de l’auteur observe, décrit et critique les malheurs de son temps. «Mosaïques ternies» y propose une immersion dans la ville ; ses couleurs, ses coutumes,  ses odeurs, mais aussi les transformations et les métamorphoses d’une époque en pleine mutation. Abdelkader Chatt livre ainsi une sorte de chronique incisive et minutieuse d’une réalité tourmentée, et plein de doute. Ce fut en effet le siècle des  bouleversements et surtout des doutes. Par ailleurs, la plume de l’auteur donne à voir une image réaliste et parfois critique du Maroc de l’époque.

«Abdelkader Chatt est, par ailleurs, un observateur souvent acéré du comportement des puissants et il a, au fond, le goût de la critique sociale, contrairement à Ahmed Sefrioui que l’on présentera, à tort, plus de vingt ans après la parution de Mosaïques ternies, comme le premier romancier marocain de langue française. Ainsi l’un des protagonistes du roman de Chatt fustige- t-il ceux auxquels leurs études n’avaient servi «qu’à leur faciliter ces situations enviées du commun […] pour en abuser ensuite aux yeux de la masse ingénue et passive ». La dénonciation est ferme. Et il signale l’appauvrisse- ment des mitrons avec autant de soin qu’il conte la complicité affective des femmes ou bien cite un hymne «de la vieille force du Maroc d’hier »  chanté dans un café par des jeunes gens:

Nos soldats narguaient leurs ennemis

Leurs fusils de toute sorte sur l’épaule

Leurs munitions, en bon état…

Triomphe, Ô Tétouan…», ajoute Salim Jay dans son ‘’dictionnaire des écrivains marocains’’.

À l’époque, le roman de Abdelkader Chatt  a été salué par la critique. La preuve ?  À sa sortie, le  journaliste anglais Walter Harris, qui séjournait à Tanger,  avait  qualifié  l’auteur  «Mosaïques ternies », de « Georges Duhamel du Maroc ».

Mort le 20 janvier 1992, Abdelkader Chatt  reste toujours méconnu du grand public. Il compte à son actif une  anthologie de la poésie arabe (1967), un recueil de poèmes  « Jarre d’Emeraudes » (1976) et une  traduction de l’anglais à l’arabe du roman «Moll Flanders» de Daniel Defoe.

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