Chronique
Par M’barek Housni
Le début de l’automne à Paris a une unicité qui est elle-même unique. Il est une affaire de mots avant d’être une saison parmi tant d’autres. Il est inventé par les poètes et non pas par la nature qui se contente d’assurer sa venue, sans nulle intention autre que de garantir la bonne marche du temps. Ce bon vieux temps qui ne s’ennuie jamais de répéter sa ronde. Ainsi, par l’intervention des poètes, ce début de ce qui commence, alors qu’il recèle une fin, se fait sentir dans une ambiance urbaine, qui semble créée pour lui servir de lit de jaillissement. C’est-à-dire lui offrir son drap tangible.
À chaque installation de cet automne donc, ce sont des poèmes qui surgissent et lui ouvrent la porte. Alors, on exécute un volte-face tremblant sur soi-même, on marque un arrêt inattendu, c’est-à-dire poétique, et on le scrute dans les mailles des strophes ancrées dans la mémoire. Il y a les feuilles éternisées par Guillaume Apollinaire : « Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs/Les fruits tombant sans qu’on les cueille/Le vent et la forêt qui pleurent/Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille/Les feuilles qu’on foule/Un train qui roule/La vie s’écoule ». Il faut se trouver au jardin du Luxembourg pour consentir au poids évocateur de ce poème sorti directement des brises mi-froides, mi-chaudes qui murmurent sous la légèreté des habits tout autour du corps foulant les allées jonchées de feuilles orangées et rongées par la fatalité de l’ultime bout de la vie apparente. Et comme pour produire à cette dernière impression sa réalité, ces feuilles épousent timidement les marges des sentiers et des routes, et les allées peu fréquentées des parcs. Situé au cœur de Paris des écrivains et des artistes, son automne précoce colorie peu à peu les feuilles de ce jaune brun qui, en plus de rejoindre la terre proche, certaines s’attardent un peu sur les têtes des statues attenantes, comme pour s’accrocher dans un dernier soupir à l’éternité de la pierre des illustres personnages sculptés pour la mémoire.
Ensuite, l’écrivain Francis Carco survint devant les yeux impérativement lorsqu’ils embrassent dans leur chemin visuel vers les hauteurs bleues les arbres avec son poème intitulé l’arbre : « Un arbre tremble sous le vent,/Les volets claquent./Comme il a plu, l’eau fait des flaques./Des feuilles volent sous le vent/Qui les disperse/Et, brusquement, il pleut à verse ». Lui, ce sont les arbres mouillés dans leur défi aux vents qu’il pointe par ses rimes, et une image de la pluie qui se disperse en petites présences plates et mouvantes. Et ça ne serait que dans ce vieux Montmartre, là où la butte s’accroche aux escaliers escarpés et aux pavés glissants. Le Paris de ce coin flaire l’entrée lente de l’automne de loin.
Et que dire du géant Baudelaire dont « le chant d’automne » avec ces vers : « Pour qui ?– C’était hier l’été ; voici l’automne !/Ce bruit mystérieux sonne comme un départ », vers inspirés par un Paris qui est miroir du spleen profond, l’automne qui teinte plutôt l’âme et la sépare des désirs impérieux. En foulant quelques trottoirs du côté de l’île de Saint-Louis, là où il a vécu, ou en s’arrêtant un moment sur le pont de la Tournelle, les immeubles inclinés sur les cimes des arbres, semblent bruire de toute la mélancolie délicieuse des jours qui, avant de fuir, sont l’image d’un Paname de rêve, de nostalgie et de cette tristesse tout enduite de douceur. Nulle contradiction ici, car cette tristesse est directement liée à la pensée de la condition de l’homme pris au piège de sa disparition qui est vision disputée inlassablement sur l’écran du quotidien. Ce qu’on appelle mélancolie. Il faut frapper, pour s’en convaincre à la porte de deux autres géants de la poésie.
D’abord Arthur Rimbaud qui se demandait dans sa sainte colère juvénile, mais intemporelle : « L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine ». Oui, cette saison est la seule à poser question, à susciter le retour sur soi et dans ce Paris autour de la place Pigalle où il est arrivé à la mi-septembre de 1871. Il était donc reçu par un début d’automne qu’il avait déjà senti frissonner par les mots. Ce fut pour lui le début d’une série de combats de tiraillements et une descente dans la vie en compagnie d’artistes et de poètes. La clarté divine, l’a-t-il rencontrée ? Cet automne-là sonnera comme une découverte contre l’innocence poétique première, chute dans le conflit, qui va aboutir au renoncement à l’écriture. Mais Paris lui édifiera après cet automne le piédestal en bonne place. Il avait vu, après cet automne ! Lui le voyant !
Le deuxième est ce bon Verlaine. Comment ne pas voir ressurgir sa « Chanson d’automne » : « Les sanglots longs/Des violons/De l’automne/ Blessent mon cœur/D’une langueur/Monotone./Tout suffocant/Et blême, quand/Sonne l’heure,/Je me souviens/Des jours anciens/Et je pleure/Et je m’en vais/Au vent mauvais/Qui m’emporte/Deçà, delà,/Pareil à la/Feuille morte ». Un automne des pleurs et des départs, d’un poète clochard vers la fin après avoir frôler les cieux sublime de la création heureuse, qui avait eu bien des chances meilleures, mais que la poétique perd. On ne peut que visiter à pieds le quartier des Batignolles où a commencé sa vie parisienne et où elle a fini dans son cimetière. Comme pour lui donner raison, cette portion de la ville lumière fournit les plus belles photos de la saison.
Que serait l’automne si ces poètes dans ce Paris éternel n’ont pas existé ? Que serait-il en dehors de ces chants et chansons écrits à la musique inégalable et éternelle ? Moins de vie, quasiment un désert sentimental et un gouffre où l’espérance d’une vie renouvelée dans les tripes ne serait qu’un vague vide.