Presse imprimée
Jamal Eddine Naji*
«En avril 2043 apparaîtra le dernier exemplaire d’un journal imprimé» ! Par cette prédiction, une provocation et non une prophétie, Philip Meyer, Professeur de journalisme à l’Université de Caroline du Nord, a, dès 2004, dans son ouvrage «The Vanishing Newspaper. Saving Journalism in the Information Age», lancé le débat, si déroutant à ce jour sur l’avenir de la presse papier face à l’ère numérique. Sur les quinze dernières années, les tentatives de deviner le futur comme les initiatives d’allonger l’espérance de vie de cette presse ont été multiples et variées à travers le monde.
Des questionnements existentiels tant sur cette presse que sur l’existence même du journaliste et, partant, sur l’utilité du journalisme comme métier à l’heure du numérique qui a fait du simple citoyen un media omniprésent en lui-même et par lui-même. Ceci, via Internet et ses divers espaces/avatars connectés (réseaux dits sociaux, plates formes, smartphones, objets connectés etc.).
De tels questionnements, dont le degré de complexité dépend bien sûr des contextes (le marocain étant le nôtre), exigent, au préalable comme in fine, une sorte de listing de paramètres ou pistes de réflexion, pour cadrer conséquemment nos interrogations, nos constats présents et nos visions d’approches pour le futur.
A l’origine l’hebdo il y a 4 siècles
Certains spécialistes, comme le journaliste et essayiste français Olivier Postel-Vinay (fondateur du magazine «Books»)retiennent que l’ancêtre de la presse imprimée apparut à Amsterdam en 1618, un hebdomadaire d’une seule feuille, format folio, qui, comme son titre l’indiquait, traitait des nouvelles de l’étranger : («Événements courants d’Italie, d’Allemagne, etc.»).Pour nombre d’historiens de la presse, c’est l’hebdomadaire français «La Gazette», lancé en 1631 par le médecin de Louis XIII, Théophraste Renaudot, et qui informait également sur l’étranger, qui est le modèle d’origine de la presse, telle que nous la connaissons de nos jours. Pour l’ex directeur du «Groupe Le Monde», Eric Fottorino, le modèle originel de notre presse actuelleest plutôt «La Presse» d’Émile Girardin datant de 1836, «le premier journal à avoir introduit de la réclame pour financer sa fabrication et faire baisser son prix de vente , dit-il. Modèle parvenu jusqu’à nous et qui consiste à ce qu’un journal «se vend deux fois : une fois aux annonceurs, et une fois aux lecteurs», relève encore Fottorino… L’objectif étant de plus en plus la viabilité économique de la publication. Alan Rusbridger,ancien rédacteur en chef du Guardian, dans son livre «Breaking News» (2018) dit que « plus ça allait, plus nous vendions davantage des lecteurs aux annonceurs que des informations à nos lecteurs. ». Concurrencée au siècle dernier par la radio, puis par la télévision, la presse sauva sa mise par le recours aux « News magazines » avec des contenus spécialisés offerts à des publics plus éduqués (20 magazines se créaient chaque mois aux USA en 2018, alors que la diffusion des quotidiens a chuté de plus de 40% sur les vingt dernières années).
L’anglais « The Economist » et l’américain «The New Yorker» témoignent de nos jours de cette évolution, réussie dans ces deux cas, comme, relativement, dans le cas du mensuel français «Le Monde Diplomatique». Selon une étude de Publicis de 2017, 80% des Français sondés préfèrent lire un magazine en version papier plutôt que sur un support digital, et ce chiffre n’atteint que 59 % pour les quotidiens.Autant dire que le support papier n’est pas mort…Le journaliste et essayiste canadien, David Saxe, auteur du best-seller «The Revenge of Analog», assimilela survivance de ce type de presse papier au mouvement en cours, à la mode, qui revient à l’ère analogique en remettant au goût du jour le disque vinyle,les jeux en dur, la Polaroid, le livre papier…«Autant d’objets qui tournent le dos au numérique en mobilisant les cinq sens.Un journal ou un magazine est lui aussi un objet. Ses dimensions exercent une forte contrainte sur le contenu, invitant une rédaction en chef exigeante à un travail de sélection et d’édition auquel le Web se prête moins. Quatre cents ans après sa naissance, la vénérable persistance de la presse papier comme vecteur de la bonne information n’est ni une survivance ni une mode. C’est une réalité durable et un point lumineux dans le devenir tourmenté des démocraties », commente Olivier Postel-Vinay.
L’interpellation concerne ici la vocation mère de la presse et de ses artisans, les journalistes. Vocation de faire savoir au monde la vérité sur le monde…
Se réinventer ou disparaitre
Qu’est devenue cette vocation originelle, si bouleversée depuis plus de deux décennies par l’avènement du numérique et ses puissants outils, supports et espaces transfrontaliers virtuels ?
L’enjeu central entre le papier et le numérique est l’information. Or, depuis toujours l’information est dans la rue qui est le plus vieux réseau social. Dans les réseaux sociaux du digital, l’internaute, devenu media, est atteint d’« infobésité » remarque le journaliste français Éric Scherrer. Ce phénomène, dit-il, a provoqué une «désintermédiation» du journaliste qui n’est plus le seul et légitime intermédiaireentre le fait/information (la vérité) et le public. Dans la presse imprimée, le défi pour le journaliste est non de singer la presse en ligne mais de maintenir et de réaffirmer sa différence par l’analyse et l’explication. La difficulté : comment convaincre le public qu’une opinion formulée sur les réseaux sociaux n’a pas la même valeur que l’enquête approfondie d’un journaliste?
La presse papier, «doit être bien écrite, prendre son temps, bien choisir ses sujets» (Fottorino). En somme, apporter une valeur ajoutée par rapport au numérique et à la presse en ligne ou les réseaux sociaux.Pour cela, il est impératif qu’elle se réinvente, qu’elle surprenne par des sujets inattendus, des angles de traitement inédits, des interpellations du durable et non de l’éphémère si prisé par le digital. C’est ainsi qu’elle doit repenser et approcher son futur. Car sa chance permanente est le désir de savoir qui est toujours présent chez le public. Seul ce désir humain fonde et légitime le rôle de la presse. Demeure également à son actif le goût de la lecture, le plaisir que procure la lecture et la soif de savoir et de comprendre plus profondément le monde.
In fine, la presse papier a l’obligation vitale de se réinventer professionnellement, de surprendre, de faire preuve d’ingéniosité pour que le numérique serve la spécificité du papier, en optant pour un «journalisme augmenté» (utilisant les données – «Data journalisme» – des extensions audiovisuelles via sa présence sur le Web). Selon une logique et une gouvernance de complémentarité entre le papier et le numérique, mais sans mimer celui-ci afin de garder son spécifique rôle par rapport au besoin de savoir la vérité et de la mission de l’offrir complète, intelligible et utile pour le durable de la vie des gens. A ce titre, la presse imprimée peut et doit être assimilée à un «service public» utile pour l’intérêt général de la société. D’où l’idée d’un financement du journal par ses lecteurs et ses salariés, selon un modèle participatif d’une société à but non lucratif, défendu, en France notamment, par l’économiste Julia Cagé dans son livre «Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie» (2015). Une vision qui intègre aussi et surtout une nouvelle et plus forte implication de l’État démocratique pour soutenir économiquement et intelligemment ce « service public », en préservant et son indépendance et son impertinence si essentielle pour la démocratie.
*(Président du Réseau Orbicom des Chaires Unesco en communication)