Par Yassin Adnan
( Traduit de l’arabe par Khalid Lyamlahy )
Il y a des livres qu’on apprécie pour leur valeur créative ou érudite et d’autres dont la simple idée suffit à gagner notre considération. Transformations de la critique littéraire dans les journaux arabes fait partie de la seconde catégorie. Pendant des décennies, la critique journalistique publiée dans les suppléments culturels et les pages littéraires des journaux arabes a joué un rôle déterminant dans le suivi de la dynamique de production littéraire et intellectuelle du monde arabe, prenant en charge la promotion médiatique et l’accompagnement critique des publications et assurant la fonction d’intermédiaire nécessaire entre le livre et son lectorat supposé. Qu’elle soit l’œuvre de journalistes passionnés de littérature et hantés par les questions brûlantes de la pensée arabe ou d’écrivains pratiquant le journalisme et ayant trouvé dans les sections culturelles et les pages littéraires des quotidiens arabes à la fois un accueil chaleureux et un exutoire, cette critique a constitué une addition majeure à l’institution littéraire et contribué au circuit économique indispensable au livre en tant que bien matériel et commercial. Pour autant, cette production critique est longtemps restée confinée à son rôle de promotion et a rarement été approchée comme un corpus digne d’analyse, d’examen et de considération critiques.
L’étude de Linda Nassar, premier livre en arabe à s’intéresser à cette production, en a fait l’objet d’« une critique de la critique » dont nous avons tous besoin pour réévaluer nos écrits, revoir nos représentations et élargir nos horizons. En effet, ce genre d’études nous aidera à améliorer notre rendement en tant qu’intermédiaires qui, en recommandant au lecteur des œuvres littéraires et intellectuelles, se doivent de respecter certains critères d’objectivité, même quand leurs critiques émanent de leurs impressions de lectures, expriment leurs affinités personnelles et traduisent leur fascination pour tel texte ou leur adhésion à telle position intellectuelle.
Certes, Linda Nassar s’est limitée à l’expérience libanaise en étudiant les contributions de quatre critiques aux quotidiens libanais « An Nahar » (Le Jour) et « As-Safir » (L’Ambassadeur) : Abbas Beydoun, Aql al-‘Awit, Nazik Badir et Ali Nassr. Ceci étant, son livre ouvre la voie à la possibilité d’élargir l’étude à d’autres journaux libanais et arabes. Un tel effort pourrait permettre, sur une période historique plus étendue, de suivre de manière précise les transformations de la critique dans la presse arabe à la lumière de plusieurs questions, à commencer par l’étude comparée des caractéristiques de cette critique dans les journaux libanais et, à titre d’exemple, leurs homologues égyptiens. On peut aussi s’interroger : dans quelle mesure la presse de la diaspora arabe et celle des pays du Golfe ont-elles contribué au développement de cette critique ? Quelles sont les éventuelles différences entre la critique maghrébine et celle pratiquée au Mashrek ? Quelle a été la valeur ajoutée des universitaires arabes qui ont adapté leur discours critique et se sont libérés des appareils conceptuels pour renforcer les rangs des critiques littéraires et chercher, loin de l’austérité des milieux universitaires, la vitalité de la presse et la vigueur de la réception quotidienne par le grand public ?
Nombreuses donc sont les questions qui pourraient aboutir à des études ultérieures permettant de valoriser l’effort de Linda Nassar. Son ouvrage a su trouver l’équilibre entre la pondération requise dans un travail de recherche académique et la passion pour un sujet auquel elle est personnellement attachée. En effet, Linda Nassar s’emploie à disséquer un corpus qu’elle continue par ailleurs d’enrichir et de renouveler à travers ses propres contributions à la presse arabe. En attendant des études à venir de la part de Linda et d’autres collègues, on peut considérer son ouvrage comme une première étape majeure pour rendre justice à l’effort fourni par nos critiques littéraires dans leur quête aussi ardue que stimulante, visant à produire des articles inspirés de leurs lectures personnelles et passionnées tout en mobilisant des outils de la critique scientifique spécialisée et en respectant, dans une certaine mesure, la rigueur qui la caractérise.
En outre, il convient de reconnaître que le grand public se tourne rarement vers la critique produite dans le cadre des études académiques et des ouvrages spécialisés. Rendue fade aussi bien par la rigidité de ses méthodes que par la complexité de ses appareils conceptuels, cette critique finit souvent par l’exaspérer. C’est pour cette raison que les critiques publiées dans les journaux et les plateformes en ligne sont plus à sa portée et mieux adaptées à ses capacités de compréhension. Par conséquent, il est indispensable de s’intéresser et d’étudier ces articles, d’abord pour favoriser le développement de ce genre de critique et ensuite pour garantir un minimum de sérieux et de pondération dans notre espace littéraire.