Cervantes, le théâtre centenaire de Buenos Aires

Au timbre architectural arabe

Rachid MAMOUNI – MAP

Le théâtre national d’Argentine n’a pas usurpé son nom, ni son emplacement. Il trône au cœur du centre historique de Buenos Aires, sur l’une des avenues les plus animées de la capitale, Cordoba.

Cervantes, c’est son nom, est un théâtre à la somptuosité bien latino-américaine. Il est le symbole des années fastes de la culture ibéro-américaine, lorsque les capitales de cette zone étaient un passage obligé des tournées mondiales des compagnies de théâtre de renommée internationale.
L’édifice, qui trône non loin de l’artère principale de Buenos Aires (9 julio) porte sur sa façade les éléments typiques du patrimoine architectural d’Al-Andalus.

Sa construction et sa décoration au début du siècle passé avait nécessité l’intervention de sept cent ouvriers et artisans. Mais le maître d’ouvrage était un couple d’artistes espagnols, Maria Guerrero et son époux Fernando Diaz de Mendoza, qui ont mis en gage leur fortune personnelle pour créer un joyaux architectural et culturel de la ville de Buenos Aires.
Le projet était né du rêve de l’actrice espagnole et de son époux qui avaient réussi à obtenir l’appui du roi d’Espagne de l’époque, Alfonso XIII.

Le monarque avait ordonné que les bateaux espagnols livrent à Buenos Aires les matériaux nécessaires pour faire du Cervantes un monument à la gloire de la culture ibérique. Ces navires ont fini par transporter non seulement les matériaux, mais aussi le savoir-faire andalou en matière d’architecture et de décoration.
La presse de l’époque avait dévoilé, par le menu détail, les cargaisons arrivées directement d’Espagne au port de Buenos Aires pour construire le « Cervantes ».
Des tuiles de Valence aux carreaux rouges de Tarragone, en passant par les sièges, miroirs, balustrades et accessoires de Séville; lampes à huile et lanternes de Lucena; la fresque du plafond venue directement de Barcelone et les rideaux et les tapisseries brodés de soie et d’or de Madrid.

Maria Guerrero, qui a donné son nom à un autre théâtre très célèbre d’Espagne, a été très sensible à la suggestion des architectes pour reproduire sur la façade du « Cervantes » les détails de l’Université d’Alcalá de Henares, construite entre 1514 et 1533 à Madrid.
La façade recèle des éléments du style arabo-espagnol, appelé aussi « mudejar », en référence aux musulmans reconvertis de force qui ont choisi de rester dans la péninsule ibérique après l’expulsion des musulmans.
Le style architectural « mudejar » a continué à évoluer tout en incorporant des influences ou des matériaux divers, avant de devenir un trait d’union entre l’art européen et l’art islamique.

Ses principales caractéristiques visibles sur la façade et à l’intérieur du théâtre Cervantes, porte sur la brique, le plâtre, la céramique et le bois, autant d’éléments qui facilitent une exubérance décorative renvoyant inéluctablement aux trésors architecturaux de Grenade, Cordoue, Séville ou encore Fès et Marrakech.
La combinaison symétrique des colonnes avec des variantes d’arcs, tous dérivés du fer à cheval, renvoient sans l’ombre d’un doute à l’art architectural « mudéjar » qui a inspiré les maîtres d’oeuvre.

La principale salle du théâtre «Cervantes », également sous forme de fer à cheval, est dotée d’une capacité de 860 sièges, taillés également dans un style mudejar, avait été officiellement inauguré le 5 septembre 1921.
C’est Maria Guerrero elle-même qui a campé le rôle de l’héroïne de la pièce de lancement (La dama boba) du dramaturge espagnol Lope de Vega.

Le théâtre d’origine avait 31 loges, ce qui était inhabituel à l’époque, et les artistes disposaient de salles de répétition.
Au cours de ses cinq premières années, le théâtre connut une splendeur inédite, avec la programmation de grandes compagnies de théâtre venues des capitales européennes, où des concerts de musique classique étaient diffusés à la radio. une innovation à l’époque.

L’Assemblée législative de Buenos Aires a marqué les 100 ans du théâtre avec une plaque commémorative placée sur la porte principale où il est écrit : « l’inauguration du Cervantes le 5 septembre 1921 (…) fut un véritable événement culturel et social qui rassembla artistes, intellectuels, hommes politiques et, soit dit en passant, la crème de la société du début du siècle. L’événement méritait un déploiement exceptionnel de la presse de Buenos Aires ».
« C’était la cristallisation du rêve le plus cher de l’actrice espagnole María Guerrero et de son mari Fernando Díaz de Mendoza, un couple qui a non seulement engagé toute son énergie, mais aussi sa fortune personnelle pour matérialiser le projet de construire le prodigieux Colisée à Buenos Aires». Un bel hommage à un monument d’une beauté époustouflante.

Cependant, le rêve du couple espagnol deviendra un cauchemar au bout de cinq ans seulement. Les coûts d’entretien étaient devenus tellement exorbitants que le couple n’a pas pu supporter le lourd endettement qui s’en est suivi.
La vente du bâtiment aux enchères en 1926 a été évitée de justesse grâce à la mobilisation de personnalités de l’art et de la culture. Le théâtre a été finalement repris par l’Etat argentin en 1933 qui en a fait un théâtre national, l’unique du pays jusqu’à présent, puis l’a déclaré Monument national.

Jorge Dubatti, professeur et historien du théâtre, qui a écrit un livre sur le centenaire du théâtre Cervantes, a estimé récemment dans une interview que « l’histoire de Cervantes se confond avec celle du pays. Ce théâtre a été un espace où résonnaient toutes les sensibilités culturelles, sociales et politiques depuis un siècle. Écrire l’histoire de Cervantes, c’est écrire l’histoire de l’Argentine ».

Après un incendie en 1961, le théâtre a été reconstruit partiellement avant qu’il ne rouvre à nouveau ses portes en 1968. Les réminiscences de l’architecture arabo-andalouse du « Cervantes » continueront, pour un long moment encore, d’émerveiller les visiteurs et l’auditoire.

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