Mohammed Bakrim
Flashback. « En 1936, Henri Langlois, Georges Franju et Jean Mitry fondent à Paris la Cinémathèque française, conçue comme une salle et un musée du cinéma disposant de dix films. Son premier président : Paul Auguste Harlé, assisté par Henri Langlois et Georges Franju, secrétaires généraux, et Jean Mitry, archiviste. En 1970, le catalogue de la Cinémathèque liste plus de 60 000 films, dont la plupart en celluloïd. »
Avec un rythme qui lui est particulier, la cinémathèque marocaine envoie par intermittence des signes de regain. Les derniers en date concernent un chantier crucial, celui de la numérisation des films marocains. L’annonce a été faite autour de l’organisation d’un événement hautement symbolique, la projection de la version numérisée du film Soleil de printemps (1969), premier long métrage du vétéran des cinéastes marocain, Latif Lahlou. Plusieurs autres films sont traités y compris l’emblématique Le fils maudit (1958) de Mohamed Ousfour qui a été institutionnalisé en 2008 comme premier film marocain.
Des signes accueillis positivement par les professionnels et les cinéphiles mais sans grand enthousiasme…Car ils en ont vu tant depuis le lancement du projet un certain été de 1995. La cinémathèque marocaine a été inaugurée en effet il y a bientôt trente ans. Occasion de rendre hommage ici à l’initiateur du projet le cinéaste-producteur Souheil Benbarka, à l’époque directeur du Centre cinématographique marocain. Les fondements étaient posés avec une structure architecturale relativement réussie qui avait l’avantage, en tant que bâtiment, d’être « indépendante » de l’administration du CCM. Une programmation diversifiée avait été lancée à l’époque sans grande réussite ; malgré les tarifs réduits, le public n’avait pas suivi. Des contraintes de nature juridique et administrative concernant le statut de la cinémathèque et son identité ont très vite enterré le projet. Sans statut propre, la cinémathèque était réduite à un service administratif dépendant selon l’organigramme du CCM, du directeur général. Le bâtiment quant à lui fonctionnait comme une annexe, voire comme un « débarras » aussi bien pour le matériel que pour le personnel en disgrâce.
Pour Feu Nour-Eddine Saïl qui était arrivé au CCM en septembre 2003, la Cinémathèque était un souci majeur mais avec une vision complètement radicale, à savoir transférer ses activités à la salle Septième art, située au cœur de la ville de Rabat avec la nomination à sa tête d’un cinéphile. Cette vision inédite n’a pu voir le jour. L’impasse juridique et administrative qui empêchait de débloquer la situation de la cinémathèque le ramena à changer de fusil d’épaule et à déployer ses efforts sur la rénovation et la mise à niveau du laboratoire du CCM. Le choix était de nature stratégique et politique. Un laboratoire performant assurait au cinéma marocain qui connaissait une réelle dynamique de production grâce au système du fonds d’aide, une indépendance et une maîtrise de son destin. Et sur un plan politique, le laboratoire était un formidable outil diplomatique puisqu’il était ouvert aux cinéastes du Maghreb et de l’Afrique Sub-saharienne. Feu Sembène Ousmane m’avait déclaré à son bureau à Dakar « tant qu’il y a le CCM, je n’ai plus besoin de l’Europe ».
La mutation technologique menée de haute main (et souvent dans la douleur) a permis effectivement au CCM de jouer son rôle de pionnier en matière de coopération sud-sud. Il faut préciser à ce propos qu’en matière de conservation, la cinémathèque abrite des films de plusieurs pays frères (la Tunisie, le Mali…) et le Maroc avait piloté pendant un certain temps une mission menée avec la France et les pays de l’Afrique de l’Ouest pour la numérisation et la sauvegarde des archives. Il est triste de constater aujourd’hui que ce rôle diplomatique du CCM a été réduit à néant à cause de la crise institutionnelle qu’il traverse depuis un certain temps, ramené à une simple succursale du ministère de la communication.
L’arrivée de Sarim Fassi Fihri en 2014 va relancer le dossier de la cinémathèque qui trouva une première issue dans l’élaboration d’un premier projet de statut et surtout avec la nomination d’une directrice en la personne de la réalisatrice Narjiss Nejjar en 2018. Un communiqué du CCM ne manquait pas d’optimisme en présentant cette annonce : « Grâce aux efforts conjugués des Ministères de l’Economie et des Finances, de la Culture et de la Communication, et du Centre Cinématographique Marocain, la Cinémathèque Marocaine va enfin pouvoir remplir le rôle dévolu aux Cinémathèques nationales dans le monde à savoir la restauration, la conservation et la diffusion du patrimoine cinématographique national et mondial. L’expérience de Mme Narjiss Nejjar et les relations professionnelles qu’elle a su développer dans le monde tout au long de son parcours, contribueront sans nul doute au succès de cette nouvelle entreprise. »
Connue pour son enthousiasme et sa combattivité, Mme Nejjar se mit à la tâche très vite en lançant plusieurs chantiers. Un élan vite brisé et le projet sombra de nouveau dans l’oubli exacerbé par les années de la pandémie.
Aujourd’hui, l’espoir renaît pour voir la cinémathèque jouer pleinement son rôle. Par rapport à l’histoire, les paramètres ont changé ; notamment dans un contexte où le cinéma avec le numérique est partout…et nulle part en même temps. Certes les fonctions fondamentales demeurent : pour Nejjar et ses équipes il s’agit d’un vaste chantier où il s’agit d’acquérir, sauvegarder et diffuser.
Certes, la sauvegarde de la mémoire est prioritaire. Des films marocains doivent être « sauvés », au sens propre du mot. Parfois, il s’agit d’abord de les trouver. L’histoire passionnante du « sauvetage » du film culte de Derkaoui, De quelques événements sans signification est édifiante à cet égard. Des originaux de films marocains son des otages de laboratoires étrangers à Rome, Paris, Madrid…Il faut les récupérer, les restaurer. De même pour le cinéma dit colonial, certains films sont « marocains » de fait ; je pense en particulier à Itto (1934) de Jean-Benoît Lévy et Marie Epstein. Je pense aux films de André Zwobada notamment La septième porte (1948) produit par …Mohamed Laghzaoui et Studio Maghreb !
Acquérir, sauvegarder…mais surtout montrer. On connaît tous la célèbre formule : une école de cinéma forme des assistants-réalisateurs, la cinémathèque forme des cinéastes. Pour ce faire, des formules inédites peuvent être imaginées : des accords de partenariat avec des salles relevant d’institutions, l’acquisition de certaines salles, des partenariats avec des ciné-clubs actifs et projetant dans des salles de cinéma.
Des ambitions et des idées qui restent tributaires du statut de la cinémathèque. Dans ce sens, la cinémathèque doit être perçue comme un établissement public jouissant d’une autonomie financière et administrative, indépendante du CCM et du ministère de la communication. Le cinéma n’est pas une affaire de fonctionnaires.