Entretien croisé avec Lina Soualem et Hiam Abbass
Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef
En ces temps difficiles que traversent la Palestine et son peuple, le film «Bye bye Tibériade» (82 minutes) de la jeune réalisatrice Lina Soualem, projeté, samedi dernier, dans le cadre de la compétition officielle du Festival International du Film de Marrakech, a créé un émoi. « Ce film raconte ma vie et la vie des autres femmes de ma famille. », a révélé l’actrice Hiam Abbass, les larmes aux yeux, devant les cinéphiles et invités de la 20e édition du FIFM. Le film est certes une histoire personnelle, mais aussi l’histoire d’un peuple qui est privé de ses droits. Al Bayane a rencontré la réalisatrice du film Lina Soualem et sa mère l’actrice Hiam Abbass.
Al Bayane : votre long-métrage documentaire « bye bye Tibériade » projeté, samedi dernier, en compétition officielle du FIFM a été bien accueilli par le public marocain. Le film évoque à la fois l’exil choisi, forcé et les questions du déracinement et du déchirement. De prime abord, pourquoi avoir travaillé sur un récit personnel relatant l’histoire de votre mère, de quatre femmes issues d’un village au milieu des frontières ?
Lina Soualem : C’est très émouvant. Déjà, je suis très contente d’être ici puisque mon film avait participé aux Ateliers de l’Atlas l’année dernière. C’est un programme en atelier qui est très utile pour les films qui m’a permis de rencontrer beaucoup de gens qui ont soutenu ce film par ailleurs, et de pouvoir le présenter dans l’Afrique du Nord et Moyen-Orient. C’est très important pour le film parce que ce sont des histoires qui concernent aussi les gens de ces régions, les histoires de déplacement, d’exil, d’identité, de famille, de colonisation. La séance de projection était très émouvante.
Vous avez réalisé en 2019 un premier long-métrage documentaire « Leur Algérie». En fait, pourquoi le choix de ce format (le documentaire) sachant que vous étiez programmatrice pour le Festival International de Cinéma des Droits de l’Homme de Buenos Aires en Argentine ?
Lina Soualem : J’ai grandi dans une famille de parents comédiens, j’ai passé beaucoup de temps sur les plateaux de cinéma quand j’étais jeune. J’ai toujours baigné dans le cinéma. Mais, c’est vrai, j’étais intéressée par l’histoire et la science politique que j’ai étudiées et quand j’ai découvert le documentaire à travers mon travail de programmatrice, j’ai trouvé que c’était le médium qui me correspondait le mieux parce qu’il me permettait de combiner mes intérêts pour les sociétés contemporaines, les problématiques sociales, politiques et l’étude des sociétés arabes contemporaines que j’ai étudiées à la faculté. Sans oublier bien entendu toute l’écriture plus poétique, plus artistique, de passer par les histoires intimes, les émotions pour pouvoir parler de certains endroits, certaines régions et certaines civilisations. C’est la combinaison entre les deux centres d’intérêts que j’avais.
Peut-on parler en revanche d’une quête de soi voire de l’identité en réalisant à la fois « bye bye Tibériade » (village de votre mère) et « leur Algérie » (pays d’origine de votre père) ?
Lina Soualem : Ce n’est pas une quête de soi au sens psychologique. Je pense que c’est plus que ça pour moi d’ailleurs comme pour beaucoup d’enfants d’immigrés ou d’enfants qui sont nés dans des pays différents de leurs parents.
Pourrez-vous nous en dire plus ?
Lina Soualem : C’est une nécessité de trouver sa place entre plusieurs pays, entre plusieurs histoires. C’est une nécessité pour moi en tant que jeune femme de trouver ma place, surtout qu’on est coincé entre plusieurs mondes. En d’autres mots, j’ai appris à naviguer entre ces mondes et transmettre tout cet héritage et le transformer en quelque chose de positif qui permet de faire face à la stigmatisation dont souffrent d’une manière générale, les Arabes de France, dont je fais partie.
C’est-à-dire ?
Lina Soualem : Les Arabes de France sont étiquetés et casés. Souvent on parle beaucoup à leur place, notamment dans le discours cinématographique. Pour moi, c’est important de reprendre la parole, de parler de nous comme on veut, comme on se connait. Chose qui nous permet de trouver une place dans ce monde.
Il y a cet exil à la fois choisi et imposé dans le film. Comment vous l’avez vécu ? Est-il facile de filmer un déracinement, un déchirement ?
Hiam Abbass : Je crois que l’exil est clairement forcé parce qu’on oblige les gens à se déplacer d’un endroit à un autre sans leur concentement. Après, il y a un exil choisi qui n’est vraiment pas complètement choisi dans mon cas parce qu’il est un peu forcé aussi par les événements qui m’entouraient. Il y a aussi cette dureté de la vie et les choix pour une femme dans une société qui est quand même assez traditionnelle. De l’autre côté, il y a l’épanouissement personnel et artistique dans le cadre d’un conflit qui vous rattrape à chaque tournant. Il y a un moment où on a l’impression qu’on tourne en rond. Que si on veut vraiment, en tant que femme, faire notre métier, on se rend compte que ni le pays ni l’endroit ni la société ni la famille ne nous le permettent. Que faire alors? Est ce que j’ai vraiment choisi de partir ? Est ce que on m’a poussé à partir ? C’est assez complexe. Et c’est ça que j’aime dans les questions que Lina pose dans ce film. Ce ne sont pas des choses complètement complexes.
Dans le film, il y a certes cette souffrance, cette douleur du vécu. Mais il y a, en revanche, ce côté lumineux et poétique à travers les correspondances, certaines belles images nostalgiques, mais aussi et surtout l’écriture poétique. Est-il un choix esthétique de panser les plaies par cette espèce de poésie en filigrane ?
Lina Soualem : Pour moi, c’était très important de redonner de la poésie à l’histoire de ces femmes, à chacune puisque leur vécu était difficile et tragique. Ces femmes ont réussi malgré cette situation à transmettre les valeurs de l’amour, du pardon, de la tolérance, de l’humour tout en racontant leur histoire. Pour moi, c’est très héroïque puisque elles font face à des obstacles dans leur exil forcé : le fait d’être séparées de sa famille, de ne pas pouvoir se déplacer librement, de perdre une partie de son histoire, de perdre une partie de sa mémoire…
Malgré tout, elles ont réussi à élever leurs enfants et à leur transmettre tout ça et surtout à prendre des décisions chacune à leur époque pour poursuivre leurs rêves. Pour moi, ce sont des héroïnes et chaque histoire est une épopée. Bref, elles ont quelque chose d’épique que je voulais leur rendre. Je voulais leur permettre d’exister dans toute cette poésie parce que, dans la culture palestinienne, on a beaucoup de poètes, d’écrivains… c’est quelque chose qui est très spécifique aussi à la culture palestinienne.
Il faut rappeler qu’il y a un héritage aussi de la poésie autour de l’exil, entre autres ; Mahmoud Darwich et Edouard Saïd qui évoquent ces questions. En plus, j’ai retrouvé des poèmes que ma mère écrivait quand elle était jeune, les poèmes que mon grand-père écrivait à ma grand-mère c’est-à-dire il y avait cet héritage de la poésie qui m’a poussée à transmette tout ça par le biais du cinéma.
Lina a joué dans votre long-métrage « Héritage » et là vous incarnez le rôle principal dans son long-métrage documentaire. Parlez-nous un peu de cette expérience surtout de cette relation entre mère et fille, entre réalisatrice et actrice?
Hiam Abbass: Nous avons une entente humaine entre mère et fille, je ne vois pas, alors, pourquoi ça doit être compliqué dans une création artistique. Comme Lina l’a dit quand elle était jeune, ce n’était pas sa vocation. Moi je me suis dit que Lina est vraiment partie pour être une intellectuelle ou une professeure où elle va s’engager dans les recherches littéraires ou historiques. J’étais vraiment très contente et presque rassurée parce qu’elle avait quand même une tendance artistique qui a toujours existé en elle, mais qui n’était pas mise en avant.
Avez-vous changé d’avis quand elle a joué dans votre film ?
Hiam Abbass: Quand elle a joué dans «Héritage», j’ai vu comment elle faisait tout ce que je lui demandais. Je n’étais pas surprise quand elle s’est mise derrière la caméra pour réaliser son premier film. J’avais l’impression que ça fait partie de cette recherche et de comment elle peut s’inscrire à certain moment de sa vie dans ce qu’elle sait faire et dans une sorte de vocation. À partir de là, je n’avais pas un problème d’entente, au contraire, j’étais aussi pour soutenir tout travail artistique qu’elle cherchait. Et quand cette histoire est arrivée pour faire le film sur les femmes dans ma famille, c’était presque une forme d’évidence d’une certaine continuité dans sa recherche artistique et pour laquelle j’étais impliquée. Je ne pouvais que suivre, même si ce n’était pas facile au début, ni pour moi ni pour elle de trouver l’équilibre de notre relation mère-fille et à la fois réalisatrice. En tout cas avec la confiance artistique et la confiance entre femmes, on doit à un certain moment arrêter d’être mère et fille pour se consacrer à la recherche artistique nécessaire pour le film. C’est une forme d’exigence de travail artistique et de recherche et d’authenticité avec de ce qu’on a envie de faire. Une forme de sincérité. On s’oublie pour servir en ce moment là.
Revenant à « bye bye Tibériade », dans ce long-métrage documentaire on a l’impression qu’il y a une troisième voix qui vous filme, notamment dans les années 90. Il en était le rôle de votre père dans le film ?
Lina Soualem : Je mentionne dans mon film que c’est mon père qui filmait ces images quand on allait en Palestine dans les années 90. Il a beaucoup filmé aussi dans ma famille algérienne où j’utilisais ses images dans mon premier film aussi. Mon père a beaucoup filmé, et en réutilisant ses images, c’est aussi une manière de continuer quelque chose qu’il avait commencée sans savoir peut être pourquoi il le faisait, mais en tout cas il cherchait à garder des traces d’une mémoire qui est potentiellement pouvait disparaître d’endroits où on cerclait librement et qui sont aujourd’hui inaccessible. Pour moi, c’était un trésor d’avoir ces images depuis toute petite puisque ; ce sont des preuves surtout dans le contexte d’une histoire palestinienne qui n’est pas officiellement écrite, dont chaque image devient une preuve de notre existence.
Votre film est nommé pour représenter la Palestine aux Oscars 2024. Que représente cette sélection pour vous ? Et comment l’art et surtout le cinéma peuvent sensibiliser à la cause palestinienne et promouvoir les valeurs de la paix dans un contexte difficile et mitigé ?
Lina Soualem : Déjà, c’est un honneur énorme. Je ne pensais pas que c’était possible. Je ne m’y attendais pas. C’est un honneur parce que c’est une histoire de femmes palestiniennes qui reviennent surtout sur le contexte de la Nakba, de la mémoire palestinienne qui est quand même une histoire assez personnelle soit pressentie pour présenter quelque chose de plus universelle pour présenter le pays à l’Académie. C’est un énorme honneur. Je pense que c’est la première fois qu’un film documentaire qui représente le pays. Ça soutient le fond documentaire à la fois le cinéma palestinien, l’histoire de la mémoire collective palestinienne et l’histoire des femmes palestiniennes. Ce n’est pas uniquement une histoire de femme à femme, de transmission de mère à fille, mais aussi l’histoire d’un peuple qui est privé de ses droits et doit se réinventer sans cesse. Ça nous permet d’exister dans l’espace public international.
Un dernier mot peut être…
Hiam Abbass: Je suis ravie d’être là et de monter (présenter) le film. Je suis ravie de partager cette histoire, qui est très personnelle qui m’est chère, avec le public marocain et international. Je suis aussi honorée que ce film représentera la Palestine surtout dans le contexte actuel à l’Académie des Oscars. En fait, notre but dans la vie aujourd’hui, c’est que ce film soit vu par beaucoup de gens qui prennent conscience par la suite de ces histoires individuelles qui composent les histoires collectives.