Point de vue
Par Jamal Eddine Naji
Le métier de journaliste, qui n’est devenu une profession que vers la fin du XIX ème siècle – d’abord dans le monde anglo-saxon – consiste pour l’essentiel à raconter aux hommes ce que d’autres font ou ont fait, ce qu’ils pensent ou ont pensé, ce qu’ils comptent faire ou comptaient faire. Présent, passé, futur, ce sont les trois dimensions qu’embrassent obligatoirement ce métier et que visent son réflexe essentiel constitué par cinq questions de base : « qui, quoi, quand, où, pourquoi » …Auxquelles s’ajoutent deux autres complémentaires plus difficiles : « comment » et avec « quelles conséquences ? ». Celle-ci tentant de prospecter l’avenir, le futur. Aucun compromis sur les quatre premières, elles sont accessibles même au débutant. Par contre, les trois dernières demandent plus de travail et de métier, au titre d’une enquête, analyse ou reportage.
Cette palette de questions permet au journaliste de faire d’un fait advenu une information, au présent forcément. Ce qui conforte l’adage qui dit que le journaliste « est l’historien du présent ».
Mais que de fois le présent a besoin, pour être intelligible, d’être éclairé, contextualisé par d’autres faits ou informations remontant au passé. Le sens d’une information dépend parfois de cet éclairage, de ce besoin de le « documenter », comme on dit. D’où le recours à la documentation. Un recours au passé, puisque le futur est en principe inconnu même s’il peut être, peu ou prou, prévisible. Ce passé qui documente le présent a, en journalisme, un continent : les archives. Mot inventé par les Grecs pour désigner les documents officiels que l’on appelait les “archeion”.
Dans les grands journaux mondiaux, comme les grandes chaines de radio et de télévision, les archives peuvent occuper des locaux plus vastes que les salles de rédaction, parfois un immeuble annexe au complet. Et elles sont gérées comme un service sensible et stratégique nécessitant mesures de sécurité et accès contrôlé (comme la SNRT chez nous, ou le « Witten Archives Center » de la BBC).
Chez nous, au Maroc, où le journalisme est originellement, historiquement et culturellement un journalisme d’opinion et non prioritairement de faits, sacrifier un espace des locaux, généralement exigus, du journal pour y amonceler des archives, est perçu comme un encombrement sans grande utilité… Sauf pour conserver des copies de ses propres éditions, des invendus ou, surtout, les numéros censurés que l’histoire de notre journalisme connaissait fréquemment durant les quatre dernières décennies du siècle passé. Certains du peu de journaux qui paraissaient durant ces années-là ménageaient, dans le meilleur des cas, de frêles étagères pour « archiver » des copies de leurs éditions, même dans un coin de l’imprimerie aux côtés des machines…Un régal pour les souris qui, au moins, grâce à cette pitance à portée et dormante, n’envahissaient pas la rédaction… Malheur à un journaliste qui « archiverait » un morceau de son sandwich dans un tiroir… C’est du vécu !
Les archives gèrent les civilisations
De tout temps, depuis que les hommes se sont organisés en sociétés et ont organisé des pouvoirs entre eux, les archives ont été une pratique habituelle, parfois cardinale pour les gouvernants…Toutes les vieilles civilisations ont laissé des traces de leurs archives sur les monuments, dans les tombes, sur les murs de grottes, sur les flancs des montagnes, par des sculptures, dans les temples et lieux de culte ou de sacrifices, jusqu’aux bibliothèques des civilisations chrétienne et musulmane médiévales. L’Empire assyrien et l’Empire babylonien archivaient leurs tablettes en argile, les Grecs leurs tablettes en bois et les Égyptiens leurs rouleaux de papyrus, en plus des pyramides et tombeaux. Mayas, Incas et Aztèques racontaient leur histoire sur des monuments comme des pyramides. Chants et contes, mémoire orale, recèlent des archives aussi, comme chez les Inuits de l’Arctique, en Alaska ou au Groenland.
L’invention du papier en chine, au début du 2ème siècle (par Ts’ai Lun, dignitaire de l’empire Han) multiplia et facilita l’archivage partout dans le monde. Les arabes découvrirent le papier, venu de chine, vers le milieu du 8ème siècle à Baghdad. Bref, toute l’humanité a contribué à l’opération d’archivage, c’est dire que c’est une activité essentielle. « C’est surtout un moyen permettant de gérer une civilisation, un pays ou une ville. Sans les archives, point de textes de loi, point de titres de propriété (…) L’archivage a permis à ces civilisations de se structurer et de se développer. Pour gouverner un pays ou diriger une société, la tenue d’archives est indispensable puisqu’elle génère de l’information ; information qui doit être gérée et organisée pour être exploitée et utile », relève un membre du Conseil International des Archives (ICA, créée en 1948, avec siège à Paris) … Exactement ce que requiert le journalisme !
Or, que vivons-nous aujourd’hui, à l’ère numérique ? Le digital, installant une « civilisation de données », de plus en plus conduite par l’intelligence artificielle, avale inexorablement les archives des bibliothèques, des médias et autres organisations dont les services de la gouvernance par l’État et même les mémoires des individus. Tout fait, geste, son, écrit, image, dessin… peut s’archiver sur une puce nanométrique, en moins d’une seconde, et pour y accéder, moult obstacles inexistants naguère dans les systèmes d’archivage matériel d’antan, depuis la nuit des temps. L’archivage, extension de la mémoire humaine, devient insaisissable pour l’homme, et d’une utilité compliquée voire inconséquente, bien qu’apparemment plus volumineux et au bout d’un clic… Car, comme dit le grand amoureux des bibliothèques, l’écrivain Umberto Eco, « la mémoire a deux fonctions primordiales, celle de préserver et celle de filtrer les contenus ». Il met la fonction de filtrer au même niveau que celle de préserver, d’archiver donc. Or, pour lui, le Web ne procède pas à l’élagage et à l’archivage des données. Donc la fonction « filtrer » disparait. Ce qui revient, dans le journalisme, aux deux opérations indispensables que sont la sélection et la hiérarchisation de l’information, règles cardinales pour raconter une histoire. A quoi sert de savoir et d’archiver tout ? « Si on savait tout ce que contient le monde, on deviendrait fou », dit ce grand écrivain italien qui légua aux universités de Milan et de Bologne, après sa mort en 2016, sa bibliothèque de 30 000 livres contemporains et 1200 livres anciens.
Disparition entamée du métier de correcteur
Écrivains et journalistes assistent de nos jours au siphonage immatériel de leurs archives, qui font partie de la mémoire d’une société, de la mémoire de l’humanité et qui, en passant, peuvent être une source de revenus pour leurs journaux (qui ne veut pas acheter le journal paru le jour de sa propre naissance ?) …Ce siphonage (quelle limite ?) va maintenant de pair avec une autre attaque en règle : contre les correcteurs et correctrices.
Suite de la Une
Le métier de correcteur, qui a toujours accompagné le journaliste rédacteur disparait de plus en plus du monde des livres comme du monde des journaux. Au profit… de la machine : Intelligence Artificielle, ChatGPT, Data, Correcteurs automatiques… « Qu’il travaille pour une maison d’édition, pour un titre de presse, pour un site internet ou encore pour une agence de communication, le correcteur (…) intervient sur tout texte écrit destiné à la publication, sur papier ou en ligne. Il veille à la fois au bon usage orthographique et grammatical, à la tenue syntaxique, au respect des règles typographiques et à la cohérence du contenu (…) Attentif à la forme autant qu’au fond, il procède à une lecture à plusieurs niveaux, à la fois technique et critique (…) Parallèlement, le correcteur doit appréhender le sens général du texte pour pouvoir en vérifier la cohérence globale et la moindre information ». Ce rappel des tâches de ce métier par un professionnel suisse commentant l’inexorable précarité de cet important auxiliaire du journaliste ajoute : « Le métier de correcteur est socialement sinistré (…) Aujourd’hui, la majorité des correctrices et correcteurs en activité sont des travailleurs payés à la tâche, à la pièce, rémunération à la pige (…) Un métier considéré comme désuet, hérité d’un autre âge ». Ce qui résume le péril en cours pour ce métier qui a pratiquement disparu dans les grands journaux américains, anglais, canadiens, allemands… Un autre correcteur, syndicaliste français (CGT) des métiers du livre, Guillaume Goutte, résume, lui, autrement, la précarité de ce métier qui annonce sa disparition à terme : « La foi aveugle en l’informatique et ses logiciels aux mille promesses – jamais tenues, s’agissant des correcteurs automatiques – ont servi à habiller des politiques de réduction des coûts et des masses salariales supportées en partie par les correcteurs ».
On s’inquiète, à raison, à date, de la possible disparition du métier de journaliste, sans se rendre compte que d’autres métiers du journalisme sont en voie de disparition ou ont disparu, comme les linotypistes, les metteurs en page sur le marbre (stone hand) … les archivistes, tiens !
Sans archivage, qui préserverait le passé et transmettrait au futur à hauteur des capacités de la mémoire humaine pour mémoriser et filtrer utilement pour les besoins d’informer de manière intelligible et avec sens, quel sera le journalisme de demain ? Et sans correcteur qui, comme humain doté d’une intelligence de veille sur le sens, sur la cohérence, sur l’indicible émotion que transmet l’écrit, que sera notre journalisme ? Le virage est plus qu’inquiétant.
On n’arrête pas le progrès, certes. Mais à quel prix ? Au prix de la disparition rampante des composantes du plus beau métier qui permet chaque jour de réapprendre le monde et la vie parmi les hommes, comme un ignorant le matin qui devient « sachant » le soir ?!