«Le Pain nu» de Mohamed Choukri : la grande aventure humaine !

Un jour, un livre…

Mohamed Nait Youssef

Un classique. Une grande aventure humaine. Un chef d’œuvre, tout court. Qui n’a pas lu  «Le Pain nu», le célèbre roman autobiographique de Mohamed Choukri (1935-2003), une des figures les plus importantes de la littérature marocaine contemporaine? En effet, après avoir été rejeté par les maisons d’éditions marocaines, ce roman iconique, édité pour la première fois en 1973 aux éditions Peter Owen ; grâce à une traduction assurée par Paul Bowles, a écoulé beaucoup d’encre lors de sa sortie.

«Le Pain nu» dont le succès avait dépassé les frontières fut ensuite l’objet d’une deuxième publication en langue française (trad.Tahar Ben Jelloun) en 1980 aux éditions Maspero. Il fallait alors attendre deux années après cette sortie en France pour que les éditeurs marocains s’y intéressent à ce manuscrit ayant bouleversé les codes du roman marocain, maghrébin et même arabe. Il a été en outre l’objet d’une longue censure ayant duré 17 ans (de 1983 à 2000).

Audacieux, Mohamed Choukri s’est démarqué par son style, mais aussi son vécu à la fois dur et exceptionnel dans la région du Rif marocain. «Le Pain nu» (Al-khobz al-hafi) : le titre en dit long. Il y relate ainsi son enfance et son adolescence pleine d’aventures, d’amertume, de déplacements en fuyant la famine, la précarité et la pauvreté.

Dans ce premier roman-événement connu par son style violent, son dépassement des tabous et son originalité, l’auteur nous amène dans son long périple dur et douloureux, du Rif à la ville du Détroit. Réaliste, Mohamed Choukri, en avance sur son temps, a su par le biais d’un degré zéro de l’écriture de dépeindre la société de son époque en mettant les lumières sur les non-dits, ce qui demeure caché dans la vie quotidienne et ordinaire des petites gens.

L’œuvre puissante, traduite dans plusieurs langues étrangères,  et marquée par sa contemporanéité et sa distinction, a donné un nouvel élan à la littérature marocaine et arabe en présentant un nouveau genre et surtout une nouvelle écriture profonde et révélatrice qui dérange, qui interpelle et questionne le réel  et la réaliste.

«Le Pain nu» est incontestablement une œuvre centrale et un édifice romanesque  dans le paysage littéraire non seulement marocain, mais universel. Autodidacte. Mohamed Choukri, fils aîné, issu d’une famille pauvre et marginalisée dans le Rif, a fui, à l’âge de 7 ans, la grande famine qui a frappé en 1941 la région du Rif. Il a appris à lire et à écrire, à l’âge de 20 ans dans une école primaire à Larache. Quelques années plus tard, il devient instituteur après avoir passé un examen. Dans les années 60, il y retournait à Tanger pour enseigner les marginaux et vivre sa vie de bohémien. C’est ainsi que  Choukri avait appris la langue pour raconter sa vie et écrire son histoire avec un style simple, franc et fort.

 À la ville du Détroit, Choukri avait côtoyé des auteurs célèbres tels que  Paul Bowles et  Jean Genet. Or, une chose est sûre : l’auteur du «Le Pain nu» n’est pas né sous une bonne étoile. Ce  va-nu-pieds a été condamné à un déterminisme social dur et sans pitié : un père violent, une misère économique, sociale et morale dominant la société, la délinquance, la prostitution, les mauvaises fréquentations.

«Je me rappelai le geste monstrueux de mon père en train de tordre le cou à Abdelkader. J’ai failli dire : « Mon père n’aimait pas mon frère. D’ailleurs, c’est lui qui l’a tué. Oui, je dis bien tué. Assassiné. Je l’ai vu. J’ai assisté au meurtre. C’est lui qui l’a tué. Je l’ai vu. Il lui a tordu le cou. Le sang a giclé de sa bouche. Je l’ai vu de mes propres yeux. C’est mon père son assassin.», écrivait Mohamed Choukri en critiquant  la figure paternelle.

Et d’ajouter : «ma mère partait dans la ville à la recherche de travail. Elle avait peur, peur de revenir à la maison les mains vides. Elle sanglotait. Des charlatans lui écrivaient des amulettes pour que mon père sorte de prison et qu’elle trouve du travail. Elle passait le reste du temps à prier, à implorer le ciel et allumer les bougies des marabouts. Elle consultait aussi les voyantes.»

Cette réalité cruelle a poussé Choukri à errer dans les bas-fonds des lieux et des villes qu’il fréquentait. Dans ce récit autobiographique, l’auteur décrit, sous les yeux d’un enfant, mais aussi d’un adolescent  confronté à l’oubli et à l’injustice, la réalité de son monde et de son vécu qui ne laissent personne indifférent.

Par ailleurs, au milieu de cette noirceur, l’auteur du livre clôt son récit  sur une note d’espoir en sortant de garde à vue en s’intéressant surtout à la lecture et à l’écriture. Une nouvelle vie commence depuis. 

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