Un coup au cœur qui nous vient d’une belle âme libanaise!

«Capharnaüm» ? Allez-y, courez-y ! Exposez-vous, dans une du peu de salles obscures qui nous restent encore en ce pays à l’indigence cinématographique fort déprimante, afin que vous prêtiez votre cœur, votre sensibilité, votre âme et vos yeux, qui pourraient pleurer sans retenue,à une narration de 123mn, sans concession aucune, sur le déclin de l’humanité et que signe l’actrice et réalisatrice libanaise Nadine Labaki. Avec «labaqa», une élégance de l’âme, une élégance pleine d’émotions offertes généreusement dans une continuité filmique bien maitrisée, Nadine porte un coup revivifiant au cœur de quiconque est, par les temps qui courent en ce monde d’aujourd’hui, sur le point, à Beyrouth ou ailleurs, de perdre sa foi en l’humanité, en l’amour pour l’Homme, en la création…en la vie tout court.

Pour porter ce coup, l’exceptionnel Zaïn, à la fois bel enfant et grave acteur né, prête à Nadine ses petits poings et son corps si frêle de réfugié (réfugié syrien devant la caméra et hors caméra, avant et après le film). Avec, surtout, son regard continuellement si triste et en même temps si perçant et si dur qu’il décontenance et confond tout adulte quel qu’il soit : père, mère, trafiquant, voyou, geôlier, juge…Zaïn, à l’âge incertain pour les adultes (14 ans dans la réalité, 12 dans le film), dégage, sous l’œil aimant, bienveillant et complice de Nadine, par caméra interposée, une force de caractère de chef, une robustesse de valeurs, une détermination et une persévérance de militant du combat digne contre la pauvreté, la violence, l’injustice et la bêtise des adultes, leur avilissement qui rend tous les adultes qui l’entourent sur l’image indignes devant lui et, face à son regard et à sa réplique, ils deviennent pitoyables et même méprisables.

Nadine Labaki, la réalisatrice, et Zaïn al-Rafeea, campant, avec son vrai nom, le rôle du «Gavroche» Zaïn, dressent, à parts égales, le  procès de l’adulte et de son monde actuel.  Leur réquisitoire, à tous les deux, contre la déchéance de l’humain, sur un fond de capharnaüm de la ville de Beyrouth, jamais filmée ainsi, même du temps de sa quasi destruction par la guerre civile (250 000 morts entre 1975 et 1990) provoque le dégoût, une nausée existentielle, sartrienne, dans la mesure où, comme pour Sartre, «jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant» … Aussi, l’enfant Zaïn traine-t- il ses parents devant les juges pour cause de l’avoir mis au monde et parce qu’ils comptent, en plus, augmenter leur progéniture déjà nombreuse et misérable dans un monde chaotique…Un «bordel», terme ritournelle dans la bouche du petit, à longueur des plans séquences qu’affectionne Nadine, caméra à l’épaule, tournoyant dans le bric et broc d’une humanité en déchéance, coincée dans une ville, Beyrouth, sans immeubles rutilants, sans vitrines étincelantes ni chics restaurants, ni marinas éblouissantes… Un Beyrouth que les touristes ne voient pas. Une «zone» à la Andreï Tarkovski, le russe, sauf que s’y démènent des terrestres, nos semblables, sans quelconque «Stalker» (chef d’œuvre de Tarkovski en 1979) qui nous suggérerait, en cette zone polluée, sans zeste de beauté ou de paix et mortifère, l’existence de créatures extraterrestres, comme dans la «zone» bizarre sondée magistralement par Tarkovski.

La réalisatrice, avocate de Zaïn dans son casting, si juste sur tous les personnages, écrase la ville et sa grouillante misère par des panorama semi-aériens, à ras du sol et des terrasses qui exposent au ciel toute la misère des petites gens, révélant ainsi le «subconscient» de ces populations, invisible d’en bas, fait de laideur, d’objets brisés sans utilité aucune… La caméra de Nadine rend tout aussi écrasés, broyés et rapetissés les adultes, juges et avocats qu’elle filme de profil, comme décalés de la réalité et incapables de regarder en face la réalité sur laquelle ils ont pourtant le pouvoir de faire, de décider des destins, d’octroyer ou de refuser droits et libertés. Alors que les vilains, le jeune marié pédophile ou le trafiquant des êtres humains ou même le père violent de Zaïn et la mère de celui-ci, hystérique et indigne, sont, eux, saisis en gros plans, de face, accusés qu’ils sont de moult ignominies par leur rejeton. Rien au hasard ou d’approximatif dans le découpage technique de Labaki ni dans ses choix de casting : le trafiquant et esclavagiste, qui déforme l’essence même de notre espèce, a deux visages comme tous les traitres de l’humanité, avec un œil marron et un œil bleu!

Des messages multiples en un seul souffle

Le film de Nadine (Prix du Jury au dernier Festival de Cannes) est un Flash-Back de plus d’une heure, sans classiques ruptures, il chatoie et donne du relief à la précarité et au désarroi existentiel de ses personnages, grâce à une lumière de jour dosée et à un éclairage juste et bien ombragé, avec une juste patine, en fonction des scènes, des accélérés surtout.  Ses champs, ses plans et leur échelle sont construits la plupart du temps selon les fondamentaux de l’art de la photographie, sans fantaisie destructrice des lignes de force ou sophistication dans le choix des angles de prise de vue. Une maitrise filmique – hormis certains rares raccords abrupts de montage assez dérangeants – qui semble n’user que du simple, alors qu’elle livre d’un trait, d’un seul souffle, une tirade de messages multiples, dans un capharnaüm incroyable de choses et de répliques, de violences, de pleurs et de cris, de rares sourires, parfois…Un coup au cœur devant ce désordre de sentiments et d’émotions…! Un vrai «Capharnaüm» ou “Kafr Nahoum”, en arabe, originellement en hébreu du temps du Christ, nom d’un village de pêcheurs sur la rive Nord-Ouest du Lac Tibériade, au nord de la Palestine, vers les frontières sud du Liban. Un mot qui, en français,désigne plutôt un lieu ou espace en désordre, où règne une grande pagaille, un mot qu’utilisait souvent Balzac. Chez la cinéaste Labaki, le mot cadre totalement avec le chaos indescriptible de diverses destinées qu’elle nous révèle avec rage et amour en même temps.

C’est la «zone» à Nadine Labaki, son monde, notre monde, filmé à hauteur d’enfant, avec, comme rythme dominant, la douleur, l’extrême douleur dont le paroxysme est la mort, dans les couches, de la petite sœur ainée d’un an de Zaïn ou encore les larmes de souffrance de la superbe et belle réfugiée clandestine éthiopienne (dans la vie et dans le film, elle aussi, quelle actrice révélée !) qui crie de douleur, derrière les barreaux, en pressant ses seins pour les vider du lait ainsi perdu pour son bébé affamé (le sien face caméra et hors caméra aussi) qu’elle a  été forcée d’abandonner à  Zaïn, dans leur logis de fortune, puisqu’elle a été raflée comme clandestine par la police du contrôle des étrangers. La caméra de Nadine multiplie ses messages d’humanité, les clairs comme les subliminaux, en circulant entre ces réfugiés (es),ces damnés (es) de la terre du 21ème siècle, en amplifiant les plaintes de leurs destinées brisées en Syrie, en Éthiopie, en Inde, en Égypte, aux Philippines, à Beyrouth même, dont les bruits et cris stridents de ses bas-fonds font le bruitage dominant du film. La «zone» à Nadine est plus large que celle de Tarkovski, elle couvre le monde entier et elle est peuplée d’humains sans mystères de quelconque monde imaginaire.

Cette «zone» de Nadine Labaki et de Zaïn al-Rafeea nous donne à voir, dans  l’extrême déchéance humaine de ce siècle : enfants déjà adultes, déstructurés dans la rue, femmes à la féminité disparue, mères aux corps avachis par la misère, la violence des hommes et les accouchements à répétition,des  hommes et des pères qui ne peuvent se sentir sans éprouver un profond dégoût pour eux-mêmes, incapables d’avoir de l’affection pour personne (comme l’Antoine Roquentin de la «Nausée» chez Sartre)…Et puis des réfugiés et réfugiées victimes des guerres injustes, du barbarisme, du terrorisme, de la faim, de l’analphabétisme, de la faillite de l’école, du patriarcat castrateur, du pouvoir de l’argent, du sexisme, des drogues, de la pédophilie, de la prostitution pour la survie, du chantage, de l’esclavagisme et du trafic des êtres humains.C’est le cauchemar de la vie sur terre en cette époque et face à quoi le petit et grand Zaïn crie à tue-tête : Basta ! Arrêtez l’enfantement irresponsable qui donne jour à des vies vouées au malheur, à la misère, aux conditions indignes d’existence sur terre…

In fine, Nadine reprend, plus profondément, chez elle au Liban, la plume déchirante et débordante de réalité de l’égyptien et cairote francophone Albert Cossery (disparu dans son exil parisien en 2008 à 95 ans), qui dépasse d’une tête Naguib Mahfouz et sa plume avec un regard finement scrutateur, existentiellement ironique, frisant l’absurde, posé sur la misère humaine dans le Caire des années 50, celle des «mendiants et orgueilleux», par exemple (roman édité en 1955 chez Julliard)… Exposez vos yeux à ces pages aussi !

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