L’activité humaine dans le domaine des Arts et des Lettres

Entretien avec Marc Gontard

Par Noureddine Mhakkak

Marc Gontard, a travaillé à l’Université «Mohammed Ben Abdallah», Fès, (1973-1981). Maître de conférences et professeur à l’université «Rennes 2», (1981-2011). Président de l’université «Rennes 2» de 2006 à 2011. Vice-président aux relations internationales de la CPU (Conférence des Présidents d’Université), Vice-président du conseil économique, social et environnemental de Bretagne. Actuellement : Professeur émérite de littérature française et francophone. Président honoraire de l’université «Rennes 2». Expert auprès du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Spécialités: littérature française du 20è siècle et littératures francophones.

Auteur d’une centaine d’articles et d’une quinzaine d’ouvrages, des essais et des fictions:

Pour les essais on peut citer les ouvres suivantes : «Violence du texte. Littérature marocaine de langue française», Paris-Rabat, L’Harmattan/SMER, 1981. «Nedjma» de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, Paris, L’Harmattan, 1985. «Victor Segalen: une esthétique de la différence», Paris, L’Harmattan, 1990. «Le Moi étrange. Littérature marocaine de langue française», Paris, L’Harmattan, 1993. «La Chine de Victor Segalen: Stèles, Equipée», Paris, Presses Universitaires de France, 2000. «Dictionnaire des écrivains bretons du 20è siècle», Presses Universitaires de Rennes, 2002. « La Langue muette. Littérature bretonne de langue française», Presses Universitaires de Rennes, 2008. «Écrire la crise. L’esthétique postmoderne, Presses Universitaires de Rennes, 2013.  Et pour les œuvres de fiction, on peut citer celles-ci : «De sable et de sang» (roman), Paris, L’Harmattan, 1981. «Territoires de l’obscur» (nouvelle), Hôtel Continental, 1993. «Ywona» (poème), Hôtel Continental, 1996. «Fractales» (roman), Paris, L’Harmattan, 2017. «Granville Falls» (roman), Paris, L’Harmatan, 2017. «L’île des pluies » (roman), Rennes, éditions Goater, 2018. «Naufrages» (roman) Rennes, éditions Goater, 2019. «Brocéliande atao», Rennes, éditions Hedna, 2020. «La morsure», Rennes, éditions Goater (à paraître en mars 2021). Entretien :

Que représentent les Arts et les Lettres pour vous ?

Les Arts, dont font partie les Lettres, sont essentiels à l’humanité, au moins pour deux raisons :

. La première, c’est qu’ils manifestent le travail (et donc l’importance) de l’imaginaire dans l’activité humaine comme dans le domaine de la connaissance. Et on connaît le rôle de l’inconscient (individuel et collectif) dans nos comportements. L’imaginaire en nous c’est ce qui excède les limites du rationnel. Lorsque j’étais président d’université, j’ai souvent eu ce débat avec mes collègues des disciplines scientifiques qui me disaient, non sans ironie : « mais qu’est-ce que c’est que la recherche en Lettres ? ». Je leur répondais invariablement : «vous travaillez sur de la matière, nous travaillons sur de l’imaginaire. Beaucoup de grandes découvertes n’auraient sans doute pas vu le jour sans une bonne dose d’imaginaire. Même dans les mathématiques, il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’intuition». Songeons aux formules célèbres d’Einstein sur la relativité ou d’Heisenberg sur la relation d’incertitude…

. La seconde, c’est que la notion d’Art est liée au plaisir esthétique que l’on peut définir comme la perception, dans l’œuvre, d’une harmonie qui transcende notre expérience du réel. Une œuvre d’art est une représentation dans laquelle le réel est sublimé. C’est vrai pour la peinture, j’aime le travail de Rothko par exemple (les «black paintings») où le travail d’obscurcissement des couleurs excède le noir lui- même. Au Maroc, je pense au cheminement plastique de l’ombre à la lumière dans les toiles de Fouad Bellamine. Dans les Lettres l’expérience esthétique est du même ordre. On peut lire un roman pour l’histoire qu’il raconte, pour l’anecdote, mais cette lecture reste superficielle car c’est dans le rapport entre l’histoire racontée et sa mise en forme que réside sa dimension artistique.

Que représente la lecture/l’écriture pour vous?

Les deux sont liées. Dans son titre «Par-dessus l’épaule», Khatibi fait bien apparaître ce double mouvement, j’écris en lisant l’autre, par-dessus son épaule.

Quelqu’un qui manifeste très tôt la passion de la lecture, porte en lui-même, sans le savoir encore, la pulsion de l’écriture. On se nourrit des textes des autres pour pouvoir un jour produire son propre texte même quand ce désir reste dans l’impensé. Lorsque la critique des années 70 a développé le concept d’« intertextualité », c’était pour nous rappeler cette réalité : on n’écrit jamais seul, toute écriture est une réécriture… Les grands auteurs ont été de très grands lecteurs.

Personnellement, j’ai commencé à lire très tôt. Puis je me suis orienté vers des études littéraires et la recherche dans ce domaine m’a passionné. Mes premiers articles et mes premiers essais je les ai écrits quand j’enseignais à l’université de Fes. A cette époque, j’avais beaucoup de contacts avec les peintres et les écrivains marocains, j’ai voulu sortir du domaine strictement universitaire pour écrire un roman dans lequel je mettais en pratique mes choix de théoricien. Lorsque j’ai envoyé ce roman à Alain Robbe-Grillet, il m’a écrit, « votre récit est très intéressant, mais le nouveau roman, c’est fini ! ». C’était vrai, j’avais voulu écrire une sorte de « nouveau roman » trop tard… Je suis revenu à mes travaux universitaires. Lorsque j’ai quitté l’université de Rennes où j’ai fait toute ma carrière après huit années à Fes, je me suis dit, j’en ai fini avec les livres. J’arrête d’écrire. J’ai voulu me libérer de toute activité intellectuelle pour vivre dans le concret : la mer, la nature… Puis j’ai recommencé à répondre à quelques invitations pour des conférences, des colloques… Et un jour, c’était en 2017, j’ai eu à nouveau envie d’écrire un roman, 36 ans après le premier ! Depuis, j’en suis à mon 7ème

Parlez-nous des villes que vous avez visitées…

J’ai visité et aimé beaucoup de villes. Il y en a cinq qui sont fortement inscrites dans mon imaginaire :

-Marrakech : J’ai habité cette ville très jeune pendant deux ans, professeur coopérant dans un lycée de la ville. Puis c’est elle qui m’a habité : ma première expérience de l’altérité. Avant le club Med…

-Salvador de Bahia : Au cours de mes voyages universitaires, j’ai rencontré cette ville brésilienne dans laquelle je suis revenu à deux reprises. J’ai erré dans le quartier du Pelourinho et les ruelles du port. J’ai rêvé, derrière les belles façades, de la musique de transe du candomblé qui est l’âme mystique de cette ville métissée.

-Winnipeg : capitale du Manitoba (Canada). Moins la ville elle-même, très américaine, que ce qu’elle représente, la Rivière Rouge et la longue lutte des métis pour leur identité. Saint-Boniface et la résilience d’une la communauté francophone dans un monde dominé par l’anglo-saxon. Surtout la plaine immense où survivent les « premières nations », Cri, Pied-noirs, Ojibway… et qui coule vers le grand nord, la forêt boréale, l’immensité glacée… Autre lieu du rêve et du mystère.

-Iasi : ville roumaine à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie. Autre voyage universitaire… Et la découverte de ce pays magnifique qu’est la Roumanie, avec ses habitants, ses paysages, ses monastères et sa musique, inoubliable, tissée de mélodies tsiganes.

-La quatrième ville est ma ville natale, Quiberon, en Bretagne. J’en suis parti, sans jamais la quitter vraiment, j’y suis revenu. C’est l’endroit où je me sens bien au cœur de la mer, dans l’imaginaire atlantique.

Ces villes ont toutes données matière à mes romans.

Que représente la beauté pour vous?

Question difficile. Je pense que la beauté, contrairement à ce que la philosophie enseigne parfois, est relative. Elle dépend beaucoup des cultures et des époques, des modèles qui nous sont transmis par l’éducation, voire par la pub et les médias.… Mes critères ne sont pas les mêmes que ceux d’un Diola de Casamance ou d’un Inuit du Nord Canada. Mais il y a sans doute des constantes dans l’imaginaire humain qui permettent de reconnaître, quelle que soit la culture de l’objet ou du spectacle contemplés, un agencement de formes apte à produire l’émotion esthétique.

Que représente l’amitié pour vous?

L’amitié véritable est une relation d’harmonie entre deux personnes qui peut dépendre autant de la reconnaissance d’affinités communes que de différences indépassables. C’est un sentiment rare et donc précieux. Si l’on élargit un peu la notion, on peut avoir beaucoup de camarades… si l’on compte une douzaine d’amis à travers le monde, on a beaucoup de chance… Montaigne pensait que l’ami était unique ! Sans aller jusque-là, l’amitié repose sur quelques vertus rares : fidélité, loyauté, sincérité, disponibilité. Il y a donc une aptitude à l’amitié dont on peut se poser à soi-même la question…

Que pensez-vous de la relation entre l’écriture et la solitude?

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les deux choses ne sont pas forcément liées. Écrire un texte, c’est d’abord l’imaginer en fonction du réel dans lequel on vit. Il y a un imaginaire social qui nous constitue et l’on écrit sur soi, bien sûr, mais aussi sur l’autre. Dans la phase d’incubation, le texte se nourrit du réel qui nous entoure. C’est lorsque le travail d’écriture arrive à la phase de rédaction qu’on se retrouve seul, devant la page ou l’écran. À ce moment, l’isolement, qui n’est pas la solitude, devient indispensable au travail d’écriture. Personnellement, je peux mettre une année à imaginer un texte, mais lorsque j’ai écrit la première phrase, je m’enferme et je l’écris en trois ou quatre mois.

Parlez-nous des livres/Films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées

J’ai lu et aimé beaucoup de livres et ma bibliothèque compte plus de cinq mille ouvrages… Ceux qui m’ont le plus marqué ? En poésie, d’abord Saint-John Perse, une écriture archaïsante issue de l’ode pindarique qui donne envie de parcourir l’univers tout entier derrière le cavalier d’Anabase. Puis, bien plus tard, Guillevic qui est le contraire même de Perse. Une écriture de la brièveté ancrée dans le terroir qui culmine dans Du domaine. J’ai beaucoup aimé aussi les formes délirantes de l’imaginaire d’Henri Michaux… pour ne citer que ces quelques exemples.

Dans le domaine du roman, le maître reste pour moi Alain Robbe-Grillet qui a révolutionné l’écriture romanesque et ouvert de nouvelles formes narratives (Le Voyeur, La Jalousie, Dans le labyrinthe). Un roman qui m’a profondément marqué, c’est Nedjma de Kateb Yacine où je retrouvais à la fois l’innovation formelle et l’ancrage dans un imaginaire social. Puis il y a eu Milan Kundera, les premiers Houellebecq et Jean-Philippe Toussaint, avec de nouvelles modalités narratives et des imaginaires sociaux ouvrant sur la postmodernité. J’ai aussi une passion particulière pour Marguerite Duras, son écriture dont l’apparente simplicité continue de m’émouvoir chaque fois que j’ouvre un de ses romans : Le Vice-Consul, Emily L., Les Yeux bleus cheveux noirs et, bien sûr, L’Amant.

Au cinéma, ce sont les grands westerns qui revisitent l’épopée américaine qui m’ont le plus marqué : Little big man, Danse avec les loups, Hostiles, et un film moins connu de Bruce Bereford, Black Robe.

Mais je regarde beaucoup de films et les techniques de montage et de prise de vue au cinéma se retrouvent dans mes romans.

Quelles sont vos réflexions à propos de l’avenir de la littérature maghrébine de langue française

Autre question difficile. Cette littérature m’a passionné dans sa quête d’émancipation sociale et sa recherche de formes transgressives d’écriture. J’y ai consacré trois essais et de très nombreux articles, avec un intérêt plus marqué pour Abdelkébir Khatibi et son activité déconstructiviste en écriture… Aujourd’hui je lis avec intérêt des textes qui ont enjambé la Méditerranée jusqu’à l’effacement de l’origine comme ceux de Leila Slimane. J’ai actuellement sous les yeux un manuscrit de Siham Benchekroun dans lequel la double référence marocaine et française finit par se fondre en une expérience composite de l’être. Je pense qu’on voit naître une littérature de la diaspora maghrébine qui n’est plus seulement maghrébine, tandis que persiste au Maghreb une littérature nationale en langue française qui se cherche.

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