L’insoutenable non légèreté du choix

Machiavel et Sartre 

Par Jean Zaganiaris*

Faut-il confiner de nouveau ? Faut-il privilégier la sécurité ou la liberté des gouvernés ? Doit-on faire confiance à tel expert scientifique plutôt qu’à tel autre ? Ces questions ne sont pas seulement politiques mais aussi existentielles et en rejoignent bien d’autres quant à notre manière de vivre dans le contexte de la pandémie Covid 19. Aujourd’hui, l’époque est aux choix ! Et ces derniers n’excluent pas la responsabilité de chacun au sein de ces ères d’incertitude.

Je tiens tout d’abord à remercier et à féliciter mes élèves de terminale du lycée Descartes de Rabat avec qui j’ai pu avoir un certain nombre d’échanges sur Machiavel et Sartre. Peu de travaux ont rapproché ces deux auteurs. Dans son article «L’hypothèse machiavélienne de Sartre. Le conflit comme garant de la liberté» (Etudes sartriennes, 2019), Matthias Lievens montre que Sartre ne se réfère quasiment pas à la pensée machiavélienne pour discuter ou illustrer ses concepts. Pourtant, quand bien même d’importantes différences les distinguent l’un de l’autre, certaines affinités électives peuvent être établies entre le penseur florentin du seizième siècle et le philosophe contemporain, ayant énoncé dans L’existentialisme est un humanisme que «l’homme est condamné à être libre».

Que signifie cette formule ? Elle ne veut pas dire que l’homme peut faire ce qu’il désire, c’est-à-dire tout ce qui lui plait. Être condamné à être libre, c’est être perpétuellement contraint de faire des choix en situation – c’est-à-dire dans un rapport au monde – que l’on n’a pas forcément choisi, et d’être responsable de ces choix vis-à-vis de nous-mêmes, de notre conscience, et vis-à-vis des autres, qui nous jugent et nous essentialisent.

Nous sommes «condamnés» dit Sartre car nous n’avons pas choisi d’être au monde ; on nous y a «jeté». Par compte, nous sommes libres dans ce monde car « l’existence précède l’essence ». Nous n’avons pas une nature prédéterminée, au même titre que les objets qui ont été créés avec une fonction précise. Nous ne sommes pas comme le coupe-papier qui a été créé pour ouvrir les lettres. D’abord nous existons, ensuite nous acquérons une essence, une nature, à travers nos actes et les jugements d’autrui, qui nous définissent soit comme un héros ou comme un salaud à partir des choix que nous avons effectués. Ces choix, nous les faisons seuls, avec angoisse (car nous ne savons pas s’ils seront «bons») et nous ne devons nous chercher aucune excuse, nous réfugier derrière aucun déterminisme une fois que nous les avons faits. Il faut les assumer.

Dire que Machiavel serait un précurseur de l’existentialisme n’a aucun sens, quand bien même la quête des origines de ce courant philosophique au sein de la pensée de Kierkegaard, dont Heidegger et Sartre avaient lu les textes, peut s’avérer tout aussi arbitraire (Georges Canguilhem n’a pas tort de dire que c’est «le commentateur» qui créé le «précurseur»). Par contre, une mise en perspective des idées de Sartre avec celles de Machiavel pourrait s’avérer utile, notamment du point de vue de la dimension existentialiste du pouvoir politique.

Dans Le Prince (rédigé en 1513 et publié en 1532), le penseur florentin décrit tout un ensemble de situations où le dirigeant doit choisir en étant dans la plus grande solitude, comme le rappelle Louis Althusser dont la pensée se situe aux antipodes de l’existentialisme sartrien mais qui éclaire de manière fondamentale celle de Machiavel. Cette solitude est source d’angoisse car le prince peut se tromper et subir des conséquences catastrophiques. Pour Machiavel, l’enjeu n’est pas de gouverner en vue du bien commun de la cité mais de conquérir et de garder le pouvoir dans un monde violent.

Dès lors, l’une des questions qui se pose est de savoir s’il vaut mieux être aimé que craint une fois que l’on a conquis le pouvoir ? Le meilleur serait l’un et l’autre répond Machiavel dans le chapitre XVII du Prince. Toutefois, comme cela est « difficile » (mais néanmoins pas impossible), le prince doit faire un choix. Machiavel lui conseille d’être craint plutôt qu’aimé car la peur est moins éphémère dans l’esprit de ses sujets que l’amour, qui disparait dès que les intérêts de chacun sont en jeu. Mais avant de suivre le conseil, il y a un choix qui se présente au Prince et auquel il doit faire face, seul.

Il ne s’agit pas pour Machiavel de dire que le prince doit être immoral. Au contraire, quand il le peut, il doit préférer faire le bien, être religieux, clément, humain, ne serait-ce que pour sauver son âme (voir sur ce point l’ouvrage de Maurizio Viroli, Machiavelli’s God). Mais quand les circonstances l’exigent, il doit renoncer à la vertu s’il veut garder son trône : « Il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin, il sache entrer dans celle du mal » (chapitre XVIII). En d’autres termes, le Prince est condamné à être libre dans l’exercice du pouvoir. Il n’y a pas de pouvoir qui serait bon par nature car il serait désintéressé et un pouvoir mauvais par nature en raison des actes de cruauté ou de perfidie qu’il commet. L’enjeu est, comme nous l’avons dit, de garder et de conquérir le pouvoir. Toutefois, cela ne signifie pas que Machiavel soit relativiste. Tout comme chez Sartre, il y a également une morale chez lui. Si le Prince est bon, il sauvera son âme, ne sera pas damné, mais il aura de forte chance de perdre son trône. En effet, il ne faut pas toujours compter sur la chance, la fortuna, et sur la vertu de ses sujets. Le prince ne doit pas être uniquement vertueux mais aussi viril et virtuose.

C’est à ce niveau que se trouve l’importance du choix chez Machiavel et qu’une confrontation avec Sartre peut être stimulante. Le Prince est condamné à être libre dans sa façon de gouverner. Est-ce qu’il décidera d’être bon, vertueux, d’avoir une attitude morale afin de préserver son âme mais d’avoir de grandes chances de perdre son trône, ou bien choisira-t-il de mentir, de tromper, de tuer et d’augmenter ses chances de garder le pouvoir mais en sacrifiant son âme, en acceptant une possible damnation. Dans Islam et modernité, Abdellah Laroui a parfaitement raison de dire que la politique chez Machiavel est l’art de faire croire aux apparences et aux illusions.

S’il veut garder son trône, le prince doit savoir « simuler » et «dissimuler» (chapitre XVIII). Toutefois, il n’échappe pas aux choix qui se présentent à lui, à tous ces possibles qui s’offrent à lui dans une situation qu’il n’a pas choisie (une situation imposée par les contingences de la vie, comme le rappelle Sartre en évoquant l’exemple de la tuberculose dans Cahiers pour une morale) et avec lesquels il doit composer.

Les gouvernants aussi sont condamnés à être libres et dans ce contexte de pandémie, où des dilemmes parfois insolubles se présentent, des choix devront être pris et assumés, vis-à-vis de soi-même et des autres.

*(professeur de philosophie au lycée Descartes de Rabat)

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