Jallal Toufiq, directeur de l’hôpital psychiatrique universitaire Arrazi de Salé
Propos recueillis par Fatima Zahra Belarbi(MAP)
Jallal Toufiq, psychiatre, professeur de la psychiatrie à la faculté de médecine et de pharmacie à Rabat et Directeur de l’hôpital psychiatrique universitaire Arrazi de Salé, a accordé un entretien à la MAP à l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale, célébrée le 10 octobre de chaque année. En voici la teneur :
1. Comment, dans le cas du Maroc, la santé mentale est-elle perçue et prise en compte ?
Il est évident que la santé mentale a demeuré le parent pauvre de la médecine pendant des décennies. Parlons d’abord d’un volet de la santé mentale qu’est la psychiatrie. Celle-ci n’a pas bénéficié des avancées accomplies dans d’autres domaines de la médecine. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le facteur essentiel est le niveau très bas de la connaissance par la population générale des troubles psychiatriques. Ceci est dû à un tas d’amalgames et de schémas culturels qui ont éloigné le patient psychiatrique de la trajectoire médicale normale que connait tout patient. Ensuite, la majorité écrasante des troubles psychiatriques sévères, notamment la schizophrénie, s’accompagne de troubles du comportement anormaux, étranges et imprévisibles, ainsi que des délires et des hallucinations qui font penser à tout sauf à une maladie chez les personnes non sensibilisées ou très peu au fait de ces troubles. Il s’ensuit un tas d’interprétations et de croyances, souvent teintées du vernis de la culture et de la religion.
Le remède proposé alors est loin d’être médical et prend naissance dans des pratiques d’un autre temps engendrant un retard énorme dans l’accès au traitement médical basé sur le fait scientifique. Ce retard coûte très cher au patient et à l’Etat, car les troubles psychiatriques, mal ou tardivement traités, évoluent vers des conditions sévères et parfois résistantes avec des complications d’une morbidité élevée (baisse de l’immunité, infections, obésité, hypertension artérielle, infarctus, accident vasculaire cérébral, troubles neurocognitifs, diabète…).
La psychiatrie souffre d’une prise en charge très en deçà des aspirations des citoyens. Les ressources humaines qualifiées sont rares : à peine 450 psychiatres, 220 psychologues et quelque 1400 infirmiers. Les hôpitaux, pour la majorité, sont loin d’offrir les conditions idoines de prise en charge et là c’est un euphémisme. L’Etat, à travers le ministère de la Santé, a fait de la santé mentale sa priorité sur les vingt dernières années, mais le manque cruel des ressources humaines qualifiées, continue de grever cette évolution.
La santé mentale, dans son acception plus générale, inclue l’hygiène mentale et la prévention. Très peu de choses sont accomplies dans le domaine de la sensibilisation de la population générale dans le volet de la sensibilisation à l’activité physique régulière, au sommeil de qualité, à la prévention de la violence et du harcèlement à l’école, à l’importance de l’éducation parentale (éduquer à bien éduquer), à la prévention de l’usage de drogues, au repérage et à l’intervention précoce dans les troubles psychologiques de l’enfance et de l’adolescence, à la médicalisation des grossesses et des accouchements, à la bonne nutrition, à la bonne gestion du vieillissement, à l’accompagnent des traumas et des suicides, pour ne citer que cela, autant d’axes impliqués dans le déclenchement, l’aggravation et la pérennisation des troubles mentaux.
2. Quelles sont les mesures et les stratégies de santé publique mises en place ? Et quelles sont les avancées enregistrées, à nos jours ?
L’Etat, à travers ses plans d’action nationaux, et notamment son « Plan Santé 2025 », promeut une approche holistique de la problématique. Pourtant, il est à noter que deux facteurs essentiels freinent le développement des programmes de santé mentale au Maroc, à savoir : la stigmatisation et l’ignorance autour des maladies mentales, et le manque cruel des ressources humaines qualifiées. Le premier facteur nécessite une pédagogie sanitaire de masse intense basée sur une communication taillée sur mesure sur le plan culturel, et le deuxième facteur exige l’intervention, sur fond de volonté politique déterminée, coordonnée et volontariste de plusieurs départements, notamment la Santé, l’Enseignement Supérieur et les Finances.
Sur le plan de l’approche santé publique, l’effort doit être mis dans la réorientation vers l’ambulatoire, la psychiatrie de proximité, la psychiatrie communautaire, l’intervention à domicile et le repérage précoce, y compris à l’école, par la sensibilisation des acteurs de la santé scolaire. Il n’est pas normal qu’aujourd’hui un enfant souffrant d’autisme, ou de d’hyperactivité, ou de déficit d’attention, ou de phobie scolaire soit mis sur la marge, soit harcelé et soit en échec scolaire.
Beaucoup a été fait et beaucoup reste à faire. Nous disposons actuellement d’à peu près 1.500 intervenants en santé au Maroc, toutes obédiences confondues, pour une capacité de 2.320 lits publics et privés. C’est extrêmement insuffisant. Malgré le taux de médicalisation faible de nos patients psychiatriques, qui restent non reconnus en tant que tels et non traités, nous connaissons une pression importante au niveau des hôpitaux avec des listes d’attentes et une impossibilité parfois d’admission de formes sévères par manque de lits.
Un effort de mise à niveau de certains hôpitaux a débuté et une humanisation des structures de soins est en route, mais le chantier est énorme tellement le legs est lourd. La vétusté des bâtiments est telle que cela rajoute à la stigmatisation de cette discipline, ce qui la rend moins attractive pour le personnel médical, et c’est le serpent qui se mord la queue.
3. Quels sont les défis hypothéquant la santé mentale au Maroc ? Quel est l’impact de la pandémie sur la situation de la santé mentale ? Et puis, à l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale, quels conseils donnez-vous pour sensibiliser les familles des patients et le grand public ?
J’insisterai sur le déficit des ressources humaines car c’est l’homme qui crée les programmes et non pas le contraire. On a beau mettre sur papier des programmes ambitieux, sans ressources humaines qualifiées, ils resteront dans les tiroirs sans « manpower » pour les décliner en réalisations sur le terrain. L’autre défi est l’implication massive de la société civile. Nous avons des dizaines d’associations pour la dialyse, le cancer, le diabète, mais très peu pour la santé mentale. La capacitation de ces associations est fondamentale.
Encore une fois, le ministère de la Santé seul ne peut pas faire avancer les choses. Il y a nécessité d’une approche globale impliquant plusieurs domaines. La maladie mentale est l’affaire du patient, de sa famille, du personnel de santé et apparenté, de la communauté et du décideur politique.
Quant à l’impact de la pandémie, et comme dans le reste du Monde, il y eu d’abord un impact évident, même si nous n’avons pas les chiffres exacts pour l’étayer, sur les prévalences surtout des troubles anxieux et des troubles de l’humeur. Le trouble dépressif, le trouble anxiété, le trouble panique, le trouble obsessif-compulsif et l’état de stress post-traumatique ont connu une augmentation importante. Cette dernière condition est à surveiller de très près, car son expression et son impact sont parfois différés et tardifs. J’appelle, d’ailleurs, à la création d’un registre national de ces patients pour « un monitoring continu ».
Ensuite, dans le cadre de la sensibilisation et au-delà des efforts de sensibilisation, d’éducation et de pédagogie autour des troubles mentaux et de l’hygiène mentale, j’ai un conseil à donner aux patients et à leurs familles, « prenez-vous en main ». La souffrance vécue est certes énorme mais ce n’est pas une fatalité. Le partenariat institution-intervenant-usager est capital.
Enfin, il faut absolument une approche parallèle entre la pédagogie et la répression des pseudo guérisseurs et autres charlatans qui ne font que retarder le traitement et aggraver l’évolution des troubles. Il faut un cadre réglementaire plus clair encadrant l’activité des psychothérapeutes et autres intervenants. Toute intervention en psychiatrie doit être, comme toute autre en médecine, basée uniquement sur le fait scientifique partant d’une formation académique et sanctionnée par une attestation certifiante ou diplômante. De plus, il n’est pas normal que des barrières se dressent encore devant le patient en quête de médicaments psychotropes non contrôlés par les conventions internationales, tels que les antidépresseurs ou les antipsychotiques, et qu’il soit obligé de décliner son identité en officine devant des visages au mieux méfiants et au pire carrément récalcitrants. Une autre conséquence de la stigmatisation, du rejet et de l’exclusion du malade mental. Les malades et leurs familles souffrent en silence et pas uniquement de la maladie elle-même mais de tout ce qui entoure la prise en charge. Au-delà de l’aspect indécent de comparer les maladies, et je m’en excuse, j’affirme qu’aucune autre catégorie de malades ne souffre comme celle des malades mentaux. Il est temps que cela cesse.