Le livre entre le marteau du piratage et l’enclume du numérique

Droits d’auteur

Par Meriem Rkiouak (MAP)

En déambulant dans le centre-ville de Rabat, impossible de ne pas remarquer ces grandes nappes, déroulées en plein air, sur lesquelles s’amoncellent pêle-mêle des bouquins arabes, français et anglais de différents formats. Il n’est pas rare de retrouver, dans ce bric-à-brac, de récents succès de librairie à 30 dirhams, des best-sellers de développement personnel et des classiques de la littérature arabe à 20 voire 10 dirhams.

Ces braderies littéraires érigées au milieu des rues passantes ne manquent pas d’attirer une troupe de badauds, appâtés par les prix cassés qui leur font fermer l’œil sur la piètre qualité de la copie. En examinant de près la marchandise, l’on réalise que des pages entières manquent et d’autres sont illisibles. Ce qui n’est pas pour dissuader ces chasseurs de bonnes occasions qui ne veulent pas mettre la main à la poche pour s’offrir un peu de culture par les canaux légaux.

Tandis que les vendeurs ambulants font carton plein, les libraires du coin regardent voler les mouches. Des piles de romans, encyclopédies et livres académiques flambant neufs somnolent sur les étagères en attendant des acheteurs qui ne viendront pas.

Le bonheur des vendeurs ambulants de livres fait le malheur des libraires et, avec eux, des auteurs privés des dividendes de leur travail.

Évidemment, les atteintes au droit d’auteur n’épargnent aucune forme de création (cinéma, musique, arts plastiques et visuels…). Mais il semble que c’est le livre qui en pâtit le plus de l’avis de l’éditrice Nadia Essalmi. « Un film par exemple ne peut être piraté sans faire des étincelles, alors que tous les jours, des copies illégales d’œuvres littéraires et académiques s’écoulent comme des petits pains, au vu et au su de tout le monde », dénonce la directrice de la maison d’éditions Yomad dans une déclaration à la MAP.

Un constat corroboré par Abdelhak Najib, journaliste et directeur des éditions Orion qui relève, dans une déclaration similaire, que « la permissivité par rapport au livre et tout ce qui est imprimé est devenue la norme » et que « le plagiat et la reproduction illégale sont devenus tellement courants et banalisés que les auteurs victimes de ces pratiques ne portent même pas plainte, se rendant au fait accompli ».

 Les secteurs littéraire et journalistique touchés de plein fouet

Pour expliquer cette « vulnérabilité »du livre, Abdelhakim Karman, président de l’Alliance marocaine pour la propriété intellectuelle (AMPI), fait remarquer que « les livres sont relativement faciles à reproduire et à diffuser, ce qui peut rendre la piraterie plus répandue ».

« Comparativement, les œuvres cinématographiques et musicales peuvent nécessiter des ressources et des compétences plus spécifiques pour être copiées massivement », note-t-il dans un entretien accordé à la MAP, mettant également en cause la montée du numérique qui fait que les livres « peuvent être plus facilement numérisés et distribués en ligne sans autorisation ».

Outre les écrivains, les libraires et les éditeurs, les journalistes figurent parmi les catégories professionnelles les plus éprouvées par le développement technologique et les nombreuses atteintes à la propriété intellectuelle qu’il charrie dans son sillage.

Mahtat Rakas, président de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ), tire la sonnette d’alarme. « L’utilisation non autorisée des articles de la presse écrite est devenue une pratique courante sur les moteurs de recherche internationaux. Il y aujourd’hui des applications mobile et des plateformes Internet qui offrent un service gratuit permettant aux utilisateurs de feuilleter, page par page, un bouquet de journaux nationaux et étrangers en version numérique », indique-t-il à la MAP.

Mieux encore, renchérit-il, « des reportages, enquêtes, scoops et autres travaux réalisés par des organes de la presse écrite au prix d’un effort rédactionnel, d’un investissement financier et de laborieuses recherches sur le terrain, sont pillés et reproduits illégalement sur des sites Web ou sur les réseaux sociaux avant même d’arriver aux mains des lecteurs. Imaginez l’ampleur des dégâts, moraux et matériels, que ces pratiques infligent à des journaux qui luttent pour leur survie dans une conjoncture nationale et internationale des plus délicates », déclare-t-il à la MAP.

La loi à l’épreuve du terrain

Copier-coller, piraterie, reproduction sans autorisation, exploitation numérique illégale… Est-ce donc la jungle ? Pourquoi ne sévit-on pas fermement contre les contrevenants à l’heure où, sous d’autres cieux, les atteintes à la propriété intellectuelle valent aux coupables des peines d’emprisonnement assorties de lourdes amendes ?
En effet, l’article 64 de la loi n° 2-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins (Version consolidée en date du 9 juin 2014) stipule qu’il « est puni d’une peine d’emprisonnement de deux mois à six mois, et d’une amende de dix mille (10.000) à cent mille (100.000) dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque a commis d’une manière illicite et par quelque moyen que ce soit, aux fins d’exploitation commerciale, une violation délibérée des droits d’auteur ».

Clairement, le problème ne se pose pas au niveau de la loi, mais de sa mise en œuvre, comme l’affirme M. Karman.

« Le Maroc a fait des progrès significatifs dans l’adoption de lois modernes pour la protection des droits d’auteur et droits voisins, alignées sur les normes internationales telles que les traités de l’OMPI et l’accord ADPIC de l’OMC. Cet arsenal juridique offre une base solide pour protéger les créateurs et les ayants droit dans un environnement en constante évolution. Cependant, la résistance aux changements est souvent présente dans les administrations et les organisations établies », signale-t-il.

Pour une culture des droits d’auteur

En dehors des lois, des décrets et des dispositions réglementaires, la sensibilisation est une dimension importante de toute stratégie de préservation et de promotion des droits d’auteur. Et pour cause, beaucoup d’auteurs, par ignorance, passivité ou désespoir, ne cherchent pas à faire valoir leurs droits légitimes et ne portent même pas plainte quand ceux-ci sont bafoués, faisant ainsi le lit du laisser-aller et de l’impunité.  « Dans les atteintes aux droits d’auteur devenues légion, ces individus sans scrupule ni éthique qui se permettent de faire main basse sur le travail d’autrui ne sont pas les seuls à blâmer. C’est aussi la responsabilité des auteurs et créateurs eux-mêmes qui est engagée », fait remarquer Abdelhak Najib.

Et d’ajouter, à titre d’illustration: « Sur un total de 300 titres parus aux éditions Orion, seulement une dizaine ont été enregistrés en tant que propriété intellectuelle par leurs auteurs. Cela renseigne sur le peu d’importance qu’on porte à cette question. Tout un travail d’information et de sensibilisation reste à faire à l’endroit d’abord des auteurs, pour les inciter à protéger leurs œuvres et leur expliquer la procédure à engager auprès du Bureau marocain des droits d’auteur (BMDA). C’est la première étape, indispensable, après laquelle viendront les autres ».

L’on peut également tabler sur des campagnes de sensibilisation grand public (dans les médias, l’école et l’université) au concept des droits d’auteur, aux sanctions auxquelles s’exposent les contrevenants et aux dégâts causés par les infractions, tant pour les auteurs que pour les secteurs culturel et de l’édition, pour contribuer à faire du respect des droits d’auteur une culture et un réflexe de tous les jours.

Législation, sanction, formation, technologie, éducation et sensibilisation: la tâche est compliquée et immense, à l’image des défis, anciens et émergents, inhérents à la protection des droits d’auteur dans un environnement numérique propice aux abus. Mais le jeu vaut certainement la chandelle, car il y va l’avenir de la création dans notre pays, de son rayonnement international et de la mise en place d’une industrie culturelle nationale souveraine et durable.

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