Son film fut la surprise agréable de la dernière édition du festival de Marrakech où Insoumise était reparti avec l’hommage de F.F Coppola. Jawad Rhalib est aujourd’hui à tanger où son film est présenté dans le cadre de la compétition officielle; jeune cinéaste maroco-belge, il a déjà accumulé une riche expérience cinématographique engagée au service des valeurs humanistes qui animent sa volonté et orientent sa caméra vers les sujets de société. En attendant de revenir sur ce cinéma qui mérité largement d’être vu (n’est-ce pas 2M) d’abord chez nous au moment où notre cinéma s’interroge face aux réactions que suscitent les images dans notre société.
Al Bayane : Laila, l’héroïne de Insoumise, sort déçue de l’échec d’un mouvement de protestation (on comprend que c’est le 20 février) pour entrer dans un mouvement social en Belgique, celui des travailleurs saisonniers. En même temps le film marque votre passage du documentaire (le chant des tortues) à la fiction…
Jawad Rhalib : Avant tout, le film «Insoumise» est le fruit d’un long cheminement marqué par deux longs métrages documentaires : «El Ejido, la loi du profit» qui s’intéresse à la question de l’exploitation d’une main d’œuvre africaine et notamment marocaine sous les serres espagnoles, dans une région de NON- DROIT et «le chant des tortues» un film sur la libération de la parole dans un Maroc longtemps mis sous silence et l’émergence d’une génération que l’on disait dépolitisée. Le 20 février est un des personnages du film au même titre que des artistes engagés, comme l’artiste peintre Kenza Benjelloun et le groupe de fusion Hoba Hoba Spirit. «Insoumise » est le fruit donc de ses deux films, mais aussi de la situation politique très tendue entre l’Europe et la Russie: Conflit entre l’Ukraine et la Russie, Embargo Européen sur les produits russes, réponse de la Russie par un autre embargo économique sur l’Europe et la Belgique, petit pays certes, mais un des plus grands exportateurs de pommes et poires dans le monde et notamment dans le marché Russe. L’agriculture belge, à l’image de l’Europe, s’est trouvée très mal suite à cet embargo. La parole retrouvée au Maroc et le conflit politique entre l’Europe et la Russie sont certes, deux événements bien éloignés dans le temps et l’espace, Mais, mon imaginaire cinématographique, puisqu’il s’agit de fiction et qu’on peut se permettre de créer, m’a poussé à rapprocher les deux événements dans le temps et d’imaginer une Laila, héroïne de l’histoire, qui débarque fraichement d’un Maroc emporté par une libération forcée de la parole et de la pensée politique, dans une Belgique sous une crise économique sans précédent. Le départ de Laila du Maroc est le fruit d’un désespoir et d’une perte de confiance à l’égard des responsables politiques, mais c’est aussi une occasion d’offrir du répit à ses parents qui souffrent de la voir constamment menacé physiquement par le pouvoir. En Belgique, Laila va découvrir que le profit est le maître mot aujourd’hui dans le monde. Sa fibre révolutionnaire, qu’elle avait décidé de mettre de côté va se réveiller, se révéler et réveiller les autres…Le printemps arabe a eu beaucoup d’influence sur le monde et la naissance des indignés.
La fiction m’a toujours accompagnée, j’ai déjà réalisé 7 courts-métrage fictions, dont «Boomerang», mais il m’a fallut du temps pour passer au long. Après «le chant des tortues», j’ai réalisé un long métrage fiction «7, rue de la folie». Depuis des années je jongle entre documentaire et fiction selon la thématique et le contexte.
Avec les récompenses des césars (Fatima) et les oscars (spotlight), le cinéma social revient avec force…cela vous conforte dans vos choix initiaux de braquer votre caméra sur le social longtemps parent pauvre du cinéma, notamment le nôtre ?
Je ne suis pas d’accord avec vous. Le social n’a jamais été parent pauvre du cinéma. Je peux citer Ken Loach par exemple, un des maîtres du réalisme social, il traite depuis des années cette question. Ses films portent une marque : réalisme social, sensibilité et revendications. Ken Loach a souvent triomphé avec ses films, bien avant Fatima et Spotlight. Je peux citer Lars von Trier, Les frères Dardenne…Chaque cinéaste, selon ses sensibilités particulières, ses attentes, participe à sa façon à la marche de ce monde. En ce qui me concerne, j’ai braqué ma caméra sur le social depuis bien des années, avec des films comme « Au nom de la coca » en 2000 en Bolivie, sur la lutte des cocaleros (producteurs de la feuille de Coca) avec à leur tête Evo Mrales, actuel président de la Bolivie, contre l’hégémonie américaine, «la nouvelle Afrique du Sud, oui, mais…», sur la restitution des terres aux noirs, des terres longtemps exploitées, par les Blancs sud-africains. «Madagascar, les années volées», «Brûler disaient-ils ou les raisons de la colère» et «les damnés de la mer» sur le vol manifeste des ressources halieutiques marocaine.
Des polémiques récentes, ici au Maroc (autour de Much loved) et en France (autour des films sur le djihadisme) ont posé avec acuité la question de la représentation du corps, de la violence au cinéma ; que pensez-vous de la question «que montrer au cinéma ?»
Montrer, c’est l’essence même du cinéma et sa grande liberté. Au passage, j’ai eu les mêmes interdictions pour ma fiction «7, rue de la folie», en Belgique, un film miroir qui dresse un bilan noir sur le communautarisme en Europe, sans complaisance. Le film a été traité d’islamophobe et a été déprogrammé suite aux événements de novembre en Europe. Devant cette censure ouverte déclarée à la pensée libre et à ses valeurs humanistes et universalistes. Devant l’escalade de cette apparente «fatwa intelectuelle» qui enflamme aujourd’hui notre monde et qui menace nos liberté artistique, devant les chaînes de télévision qui misent tout sur le sport et les soap americano-turco-brésiliens, je prône une certaine résistance et une résistance certaine pour préserver notre liberté de création. Mais, en tant que cinéaste, j’ai aussi des responsabilités, il faut se réinventer pour rester fidèle à nos convictions, comme à une certaine idée du cinéma : un révélateur de notre société…La suggestion est aussi un outil cinématographique, elle est souvent aussi efficace, sinon plus, que l’image ouverte sur ce qui gêne et dérange. Il faut se réinventer pour ne pas tomber dans les clichés. Mais, au final, tout montrer ? OUI, en laissant chacun libre de trouver ses propres interprétations.
Mohammed Bakrim
(Tanger mars 2016)