Ali Jafry, le fouineur des nuances!

Dans cette série d’articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l’univers de la lecture. Chacun, à travers son prisme, nous fait voyager dans le temps, pour nous montrer comment un livre a influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde.

Professeur de l’enseignement supérieur à la Faculté des lettres et sciences humaines à Marrakech, Ali Jafry fait partie aujourd’hui d’une jeune génération de sociologues marocains qui tracent leur propre chemin tout en douceur, mais avec détermination et de pied ferme.

Ses contributions portent sur des questions très pointues liées aux grands problèmes épistémologiques de recherches en sciences sociales. Il compte également à son actif plusieurs travaux consacrés au fonctionnement de l’organisation parlementaire, la sociologie de l’élu ou encore les contraintes de la profession journalistique au Maroc.  Il considère que la sociologie doit s’approprier des outils scientifiques transparents et rigoureux devant se situer de l’autre côté de la barricade des analyses simplificatrices qui n’ont pour but que de servir comme fonds de commerce aux grandes questions du débat public.

Originaire de Tafraout, Ali Jafry a vu le jour en 1970 au Douar Tazount relevant de la Commune Ammelen. Issu d’un milieu modeste, il dût vivre une expérience particulièrement dure, celle de se séparer de ses parents pour aller vivre à Casablanca chez son oncle maternel afin de pouvoir poursuivre ses études. D’ailleurs, la solidarité inter-famille avait toute sa place dans le système social, «un principe qui ne cesse de s’éroder au fil des temps», laisse-t-il entendre.

«Au Douar, l’école était loin de notre maison de plus de huit kilomètres, sans omettre la difficulté de terrain entravant la mobilité des écoliers. Ce fut alors pour nous une mission quasi-impossible…», raconte-t-il. Et de poursuivre: « la décision de quitter le foyer a été prise sur insistance de mes parents à qui il faut d’ailleurs rendre un grand hommage, car nonobstant leur niveau d’instruction ou encore leur statut socio-économique, ils faisaient preuve d’une prise de conscience approfondie de l’utilité de l’éducation dans notre trajectoire personnelle, mon frère ainé et moi»

«La nuit sacré», le tournant…

Pour la petite histoire, le papa d’Ali fut au début un petit agriculteur et subsistait à peine aux besoins de son ménage. Mais, ce qui est le plus touchant, affirme notre interlocuteur, c’est que son père n’avait nullement l’intention de faire de ses enfants des «bras travailleurs», défiant ainsi toutes les coutumes régissant l’ordre tribal.

Une fois à la métropole, Ali, 8 ans à peine, fut influencé par son oncle. «Il représentait pour moi un modèle de référence car il s’agissait, en fait,  d’une personne cultivée et grandement passionnée par l’univers des livres. Il faut reconnaitre que c’est grâce à lui que j’ai appris à respirer la lecture», souligne-t-il.

L’enfant de Souss devait ainsi faire l’apprentissage d’une vie mouvementée et riche d’expérience. Il devrait à chaque fois changer de ville et d’école, étant donné que son oncle était un agent d’autorité, tenu à se conformer au mouvement des mutations.

Après un passage à Khouribga, puis Safi, notre interlocuteur se trouvait dans l’obligation de retourner à Casablanca pour résider chez un  deuxième oncle, qui travaillait pour une entreprise locale de distribution d’eau et d’électricité, et qui est lui aussi féru du monde des lettres. C’est à partir de ce moment là que l’appétence de la lecture commença sérieusement à s’affirmer davantage.

Ainsi, la découverte de  La nuit sacrée» de Tahar Benjelloun va développer chez lui une faiblesse pour l’univers des mots.

«Au début, la lecture constituait pour moi un exercice obligatoire. Le but escompté était d’améliorer mes compétences linguistiques, surtout lorsqu’on sait qu’on était sur le point de franchir les portes de l’université», avance-t-il.

Autrement dit, pour Ali, «la politique d’arabisation a fait des dégâts graves et a été à l’origine d’une déperdition scolaire sans précédent, étant donné que les étudiants étaient vraiment incapables de tenir le coup dans un système éducatif insensé et même  aberrant».

Après avoir échoué sa première année en filière économie, il ne va pas se laisser abattre face à l’échec. Déterminé, il décide de se lancer dans des études de droit qui seront sanctionnées par l’obtention d’une maitrise en droit public. Alors que l’appétit ne vient qu’en mangeant, il s’inscrit dans un cursus doctoral de science politique afin d’assouvir ses ambitions académiques.

Raymond Boudon, mon professeur!

«Ce fut un passage exceptionnel où on avait la chance d’être les disciples de professeurs de renommée internationale, tels Mohamed Tozy, Hassan Rachik ou encore Mohamed Cherkaoui», se rappelle-t-il, avant de confier qu’il « apprécie en ce dernier ce que l’on appelle la nuance, car comme dit l’adage : un homme de science est un homme de nuance», souligne Ali Jafry. D’ailleurs, c’est lors des séminaires dispensés par le grand sociologue Mohamed Cherkaoui qu’Ali va tomber sous le charme du courant de l’individualisme méthodologique. «L’individualisme méthodologique me convainc beaucoup plus que les paradigmes holistes ou les approches prônant le conditionnement pavlovien. En termes, ce courant s’inscrit en faut contre le postulat du déterminisme en faisant prévaloir les motivations et les raisons de l’être humain», explique-t-il.

Durant son cursus doctoral, Ali sera imprégné par les sociologues anglo-saxons, incarnant ce courant tels James Colman, Thomas Schelling, Robert Merton qui traitent de la problématique du réel et ses niveaux en lien avec la question du passage d’un niveau micro-logique à celui macro-logique.

Son parcours d’études va être sanctionné par la soutenance d’une thèse de doctorat portant sur les contraintes de l’action de l’élu communal et qui lui a valu les félicitations du jury avec mention très honorable.

Quant au livre qui a considérablement marqué sa carrière académique, le professeur universitaire affirme qu’il est amplement redevable à Raymond Boudon et ses contributions, notamment son ouvrage «La logique du social», qui représente un chef-œuvre.

«Je considère Raymond Boudon comme mon véritable professeur. Je n’ai aucun complexe de répéter cela à mes étudiants, car à travers ses livres, j’ai su développer le reflexe et les outils requis pour affûter mes compétences», déclare-t-il avec insistance.

Selon le professeur de sociologie, la valeur ajoutée de «La logique du social», consiste dans la rigueur scientifique adoptée par l’auteur, en faisant  la part des choses entre les notions «acteur» et «agent» ou encore entre ce que l’on entend par «système fonctionnel» où les acteurs disposent d’une certaine marge de liberté et devant faire l’apprentissage de plusieurs rôles, et « un système d’interdépendance», marqué par des effets inattendus.

Il faut dire que «le mérite de Raymond Boudon c’est que ses contributions se démarquent des analyses holistes, notamment bourdisiennes prêtant à l’agent une capacité illimitée d’illusion en faisant recours à des mécanismes sombrant dans une sociologie sociologisante, tout en  exagérant l’impact des structures sociales sur le comportement de l’individu», conclut Ali Jafry.

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