Décarbonisation: Défi ou opportunité ?

Analyse de l’économiste Raouf Radouane

Raouf Radouane, Professeur d’économie à l’Université Mohammed V de Rabat, livre dans une interview à la MAP, une analyse et des pistes de réflexion sur la décarbonisation de l’économie et des entreprises nationales.

Il jette ainsi la lumière sur les différents aspects de ce processus assez complexe, notamment les politiques et les mesures devant l’accompagner, ses retombées sur l’économie et sur l’environnement, outre les défis d’ordre organisationnel, financier et technologique qui l’entourent.

1- Le Green deal européen représente désormais un nouveau défi au Maroc et aux entreprises marocaines, notamment celles orientées vers l’export. Comment évaluez-vous les efforts fournis et les investissements déployés dans ce sens ?

Tout d’abord, il faut souligner que le Green New Deal (GND) constitue un vrai défi pour les Etats européens eux-mêmes. En gros, le GND consiste à mettre en place une politique écologique qui permet de mettre en route des investissements en infrastructure bas carbone, notamment les énergies renouvelables, réorienter la formation du capital humain, adapter l’agriculture aux changements climatiques voire revoir les process dans la production et dans la mobilité en général.

Cette réorganisation ne peut se faire, en tant que politique, qu’à l’échelle des Etats et avec une intensité capitalistique très importante qui nécessite des fonds prépondérants.
Le GND devrait reposer sur une économie circulaire qui serait une anti-chaîne de valeur mondiale et nécessiterait une transition énergétique. De plus, l’idée du territoire retrouve sa place dans les politiques structurelles. L’objectif ultime devrait être la protection de l’environnement, réduire graduellement les émissions de carbone et non pas la croissance économique.

Normalement, cette nouvelle politique qui se veut respectueuse de l’environnement, devrait réduire les distances de parcours des marchandises et donner plus de crédits aux entreprises locales et régionales qui respectent un certain nombre de normes relatives à la politique environnementale. Dans ce sens, le GND peut être perçu comme une menace par les entreprises marocaines exportatrices. Il s’agit de s’adapter à de nouvelles contraintes qui peuvent peser sur les coûts de production et ceux relatifs à la logistique.  En, même temps, le GND, peut constituer une opportunité dans la mesure où les entreprises marocaines, de par leur proximité, peuvent répondre aux attentes des européens en termes de réorganisations des chaines de valeur et de logistique.

En revanche, les politiques publiques doivent accompagner cette transformation en définissant une vision en matière de politique écologique et de fait, définir les priorités de long terme en termes de choix d’investissement, de partenariats, de formation et recherche. En Europe, ce n’est pas encore très claire et ce l’est moins encore au Maroc.

2- Comment faut-il agir, à votre avis, pour gagner le pari de la décarbonisation?

Il faut rappeler une chose: l’Énergie est fondamentalement et inexorablement liée à l’économie. Aujourd’hui, près de 90% de l’énergie utilisée est fossile et restera certainement majoritaire dans au moins les 10 années à venir dans la majorité des pays, y compris en Europe. La transition énergétique «optimale» ne peut se faire que sur le long terme mais doit commencer aujourd’hui. Une transition rapide nécessitera des investissements colossaux utilisant des énergies fossiles et des métaux considérables qui seront, in fine, néfastes pour l’environnement.

Le problème est que notre régime de croissance économique et ce, depuis au moins deux siècles, se base sur la consommation d’énergie, ce qui a permis un développement fulgurant de l’humanité mais au prix fort sur le très long terme (déforestation, changement climatique, épuisement des ressources, etc).  Dans l’immédiat, réduire la consommation d’énergie c’est réduire le potentiel de croissance.

La question fondamentale à laquelle font face les chercheurs aujourd’hui est celle de savoir comment réduire la consommation des énergies fossiles sans compromettre la croissance. Tout l’espoir est mis sur l’avancée de la recherche et du progrès technique, sinon, accepter l’idée d’une décroissance pour être raisonnable avec les contraintes écologiques et les limites naturelles, c’est-à-dire, le caractère physique de la capacité des ressources.

A mon avis, il faut développer une stratégie de mix-énergétique pour être de moins en moins dépendant des énergies fossiles et surtout du pétrole. Dans ce cadre, le Maroc est sur la bonne voie. Pour réduire l’empreinte carbone globale, il faut en plus rationaliser la logistique, développer des infrastructures en lien avec la transition énergétique, revoir les moyens de mobilité en mettant l’accent sur le transport en commun et un ancrage des politiques publiques dans les territoires.

L’urbanisme, la politique de la ville devrait être revues. Il faut apprendre des erreurs des autres. Il me semble une erreur considérable de continuer à implanter des centres commerciaux dans la périphérie des villes, au détriment du commerce de proximité, obligeant les citoyens d’utiliser la voiture. Les exemples abondent dans ce sens.

Ce sont des choix de politiques publiques qui s’inscrivent dans le très long terme et qui ne doivent pas, de facto, être contraints par le crédo de la rentabilité du court et moyen terme. Enfin, les règles ne sont pas encore écrites, mais un protectionnisme écologique est envisageable.

3- Comment peut-on envisager ce processus de décarbonisation comme une opportunité pour l’économie nationale ?

Il faut espérer que cela prendra la forme d’un processus de destruction-créatrice au sens de Schumpeter. Ce processus ne peut aboutir qu’en mettant en place un système d’innovation et des investissements en adéquation avec l’objectif de décarbonisation.

La décarbonisation est une opportunité en soit, dans la mesure où elle améliora la qualité de vie, créera des opportunités d’emplois de qualité et de nouveaux marchés, mais elle génèrera aussi des perdants si la formation, l’accompagnement, la reconversion et la question des territoires (pour éviter les le creusement des inégalités) ne sont pas bien pensés.

L’économie du futur, doit être une économie raisonnable, respectueuse de l’environnement et doit prendre en compte, à mon sens, les lois de la physique.

Compter que sur le progrès technique et l’accumulation de la connaissance (Nordhaus, Simon, Romer) pour régler les problèmes liés à l’environnement et à l’écologie c’est prendre un risque démesuré.
Les économies qui saisiront l’opportunité en réorientant leurs politiques économiques vers la transition énergétique, la bio-agriculture et en repensant la mobilité seront les plus performantes à l’échelle locale et internationale. La demande vis-à-vis du respect des questions écologiques ne pourrait qu’augmenter.

4- Quels sont les obstacles qui se dressent devant les entreprises dans leur processus de transformation verte ? Comment faut-il les soutenir ?

Pour reprendre les termes de Michel Aglietta (2020), la transformation verte ne doit pas être envisagée comme une croissance « verte » par substitution énergie fossile/renouvelable, capable de maintenir le même taux de croissance potentielle.  Il s’agit de repenser notre manière de produire, de distribuer et de consommer. Les entreprises sont de plus en plus mécanisées et automatisées nécessitant de plus en plus d’énergie pour les faire fonctionner.

Or consommer toujours davantage d’énergie même renouvelable, augmente les émissions de carbone.  Le vrai défi est d’ordre technologique, réglementaire et de régulation. Il faut trouver les moyens incitatifs (subventions, fiscalité, R&D, infrastructures, etc) pour emmener les entreprises vers cet objectif. Il faut que la finance joue son rôle, au service de l’économie et de l’économie « verte ».

Il me semble, que la « gouvernance » des entreprises doit intégrer dans son mode de fonctionnement la place du capital environnemental comme celle du capital humain et physique. La valorisation de cette dimension environnementale, qui deviendra une partie intégrante de la valeur de l’entreprise, mettra les entreprises devant une nouvelle réalité qui les inciterait à innover et à les rendre prêtes pour faire face à de nouvelles réglementations d’ordre écologique.

Je finirai par dire que la question de l’économie et l’environnement est une question transversale et complexe. Elle mérite la collaboration de chercheurs d’horizons différents : physiciens, économistes, géologues, biochimistes, sociologues,… Et faire des prévisions dans ce domaine est très difficile, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir, pour reprendre une vieille maxime.

Étiquettes

Related posts

Top