Jusqu’où peut aller la petite bourgeoisie dans le monde arabe?

Al Bayane publie le livre de feu Abdel Aziz Belal, éd. SMER, 1980

«Développement et facteurs non-économiques»

Durant les quinze à vingt dernières années, l’évolution politique d’une partie du monde arabe a porté au pouvoir des forces sociales qui relèvent de la petite bourgeoisie. Cette période est suffisamment importante et cruciale pour nous autoriser à établir un premier bilan des expériences vécues par certains pays arabes, bilan d’autant plus nécessaire que ces expériences se présentent officiellement comme des voies de « développement national ».

La petite bourgeoisie est un « conglomérat » de couches sociales.

La question mérite un approfondissement sérieux car dans les pays qui subissent encore l’impact de l’impérialisme, parmi toutes les classes et couches intermédiaires (entre le prolétariat et la grande bourgeoisie), celle dont le rôle politique, social et idéologique soulève le plus de controverses est sans conteste la petite bourgeoisie.

La petite bourgeoisie n’est pas à proprement parler une classe sociale, mais plutôt un « conglomérat de couches sociales » qui se distinguent des autres catégories sociales (prolétariat, paysannerie pauvre, masses urbaines déshéritées d’un côté, et bourgeoisie moyenne et grande de l’autre) par leur situation objective intermédiaire, et leur psychologie sociale qui tend vers une certaine homogénéité. Sur cette base, la petite bourgeoisie des sociétés du Tiers-Monde englobe la couche supérieure des petits producteurs (artisans et paysans aisés), les petits entrepreneurs (propriétaires d’ateliers, de garages etc.), les commerçants disposant d’un modeste capital, les professions libérales, la masse des employés qualifiés, techniciens, fonctionnaires de l’Etat (à l’exception de la couche supérieure de ceux-ci qui s’identifient davantage à la moyenne et grande bourgeoisie).

Le tissu social de ces pays est à l’heure actuelle profondément imprégné par le poids des diverses composantes de la petite bourgeoisie. En particulier l’accession à l’indépendance politiqué des pays anciennement colonisés s’est traduite par un ·accroissement numérique important de la plupart de ces couches sociales, avec l’élargissement du recrutement dans l’administration étatique et l’extension du secteur public économique, le remplacement des étrangers dans la plupart des emplois et métiers qu’ils occupaient précédemment, l’augmentation relative du nombre de diplômés de l’enseignement secondaire et supérieur.

La problématique sociale, politique et idéologique de la petite bourgeoisie dans les pays qui subissent encore l’impact de l’impérialisme, est une problématique complexe. Elle ne saurait être réduite aux déductions que l’on peut tirer de l’histoire sociale et politique de I ’Europe Occidentale durant le 19éme siècle et le début du 20éme : bien que cette phase de développement et de consolidation des capitalismes nationaux à travers les fluctuations et les crises se soit accompagnée de la destruction massive de la petite production marchande, la petite bourgeoisie s’est rangée dans la plupart des cas -surtout dans les moments de  crise sociale et politique graves aux côtés de la grande bourgeoisie ; elle fournira même une base de  masse aux mouvements et régimes fascistes après la première guerre mondiale 22.

Dans le monde arabe, et plus généralement dans les sociétés du Tiers-Monde, la problématique du rôle de la petite bourgeoisie comporte deux termes principaux étroitement liés :

  1. La petite bourgeoisie, ou plus exactement son élite politique, c’est-à-dire les courants, mouvements et partis qui expriment ses aspirations et son projet de société, devant la compromission de la grande bourgeoisie et des éléments semi-féodaux avec la domination impérialiste, se donne un programme anti-impérialiste, relativement progressiste (souvent teinté d’un langage socialiste ou socialisant), et aspire à établir son hégémonie sur la société au nom de la lutte contre l’indépendance.
  2. Mais d’un autre côté, lorsqu’elle instaure son hégémonie, la pratique révèle les limites et les contradictions de son idéologie et de son projet réel de société. Elle réalise certaines ‘transformations socio-économiques et politiques allant dans le sens de l’avance de la Révolution Nationale Démocratique – mesures souvent baptisées : «socialistes» – tout en s’efforçant de maintenir une tutelle pesante sur les masses populaires et de supprimer ou de réduire l’autonomie politique et organisationnelle du prolétariat. Ce qui ne manque pas d’entraver l’approfondissement de la Révolution Nationale Démocratique ainsi que la maturation des conditions politiques et idéologiques de sa transformation en Révolution socialiste. La transition de l’ancienne formation sociale marquée par la dépendance et les structures oppressives vers une formation sociale nouvelle, autodynamique et tendant à l’autonomie de décision vis-à-vis de l’hégémonie impérialiste comporte un grand risque de blocage ou même de retour en arrière. Dans ces cas, le discours nationaliste à coloration socialiste ne parvient plus à occulter les contradictions de la pratique et les amères réalités de la vie quotidienne des masses.

Deux aspects contradictoires dans l’idéologie et la pratique.

L’incapacité du capitalisme dépendant à offrir une issue valable à la solution des graves problèmes économiques sociaux et culturels dans lesquels se débattent les peuples arabes, explique fondamentalement le fait qu’une partie du monde arabe se soit tournée vers une autre voie.

Sous l’influence des luttes populaires et des idées du socialisme parallèlement à l’exemple fourni par l’existence d’une communauté d’Etats socialistes dans le monde, et compte tenu des exigences du développement économique, se sont instaurés dans certains pays arabes des régimes « nationalistes-progressistes » qui ont entrepris la réalisation de divers changements socio-économiques.

Dans ces pays, des réformes agraires ont été réalisées, portant des coups sévères aux grands propriétaires fonciers, à leur influence politique et idéologique et à leur assise sociale. Parallèlement les intérêts et entreprises du capital impérialiste ont été nationalisés, totalement ou partiellement notamment dans les hydrocarbures, les banques et compagnies d’assurances, et les positions de la grande bourgeoisie ont été aussi sérieusement entamées dans l’industrie et le commerce extérieur. De ce fait, le secteur public a été amené à jouer un rôle grandissant dons l’économie de ces pays, en tant que fondement de l’indépendance économique et moyen d’accélérer l’industrialisation. Vaste et ambitieuse tentative de « modernisation » dans l’indépendance, mais dont le succès n’est nullement assuré.

Malgré l’importance des réalisations dans le domaine économique et social, les rapports de production dominants restent capitalistes dans leur essence, y compris dans la partie étatisé de l’économie qui relève d’un capitalisme d’Etat national et non d’un mode de production socialiste. Il n’y a pas transition réelle vers une formation sociale qui serait progressivement dominée par un mode de production socialiste. Il n’y pas transition réelle vers une formation sociale qui serait progressivement dominée par un mode de production socialiste, à cause de la non-transformation de la nature de classe de l’Etat et de la superstructure idéologique de la société. Dans une telle situation, les divers centres de pouvoir et les canaux de la superstructure ne sont pas mûs de façon prioritaire par la volonté de faire de triompher coûte que coûte les intérêts fondamentaux des classes laborieuses et la conception du monde qui leur correspond ; de ce fait, ils ne sauraient impulser une transformation véritable des rapports de production dans un sens socialiste, qui implique non seulement des changements de nature juridique dans la propriété des moyens de production, mais également des bouleversements dans les rapports de pouvoir entre les classes et une profonde mutation idéologique de toute la société.

Les forces sociales qui relèvent de la petite bourgeoisie, de par leur nature de classe, portent dans leur idéologique et leur pratique deux aspects contradictoires : l’un progressiste et l’autre conservateur, un aspect démocratique et un autre bureaucratique, parfois dictatorial dans certaines circonstances. L’aspect progressiste et démocratique s’explique par l’affrontement qui leur est imposé par l’hégémonie impérialiste et ses alliés internes, ce qui pousse la petite bourgeoisie à la recherche d’un vaste soutien parmi les classes laborieuse et les couches déshéritées : l’autre aspect contradictoire découle de la volonté des forces petites-bourgeoises de ne pas permettre le dépassement de certaines limites dans le processus de transformation sociale, de préserver des privilèges matériels et psychologiques, et de sauvegarder une marge de manœuvre  pouvant permettre d’éventuels compromis avec les puissances impérialistes[1]. Ces forces subissent également des influences contradictoires, parfois de la part de la classe ouvrière et de ses partis, et à d’autres moments de la part de la moyenne ou grande bourgeoisie.

L’aiguisement de la lutte contre l’impérialisme et le sionisme durant la décennie écoulée et la lutte de classes autour du choix de la voie de développement à entraîner, au sein de ces forces, une différenciation politique et idéologie et l’apparition de tendances contradictoires sur des thèmes majeurs tels que le rôle du secteur privé capitaliste, les libertés démocratiques, l’attitude à adopter à l’égard des partis de la classe ouvrière (alliance, refus de collaboration ou tentative de domestication et de marginalisation), la coopération avec les pays socialistes.

Sur le plan de la lutte des classes, l’aspect principal de cet aiguisement des contradictions est apparu tout particulièrement en Egypte, avec le passage de diverses couches de la petite bourgeoisie à des positions de la bourgeoisie, leur ralliement à des orientations conservatrices et réactionnaires, leur tentative de bloquer le processus social et d’ouvrir la voie au développement du secteur capitaliste privé, de pousser la société dans une voie de type capitaliste en diminuant le rôle du secteur public et en l’utilisant à cette fin. Les éléments réactionnaires ont pu récupérer des positions qui leur avaient été précédemment enlevées, et le capital étranger est encouragé dans sa pénétration.

Dans d’autres pays arabes à régime nationaliste, diverses forces sociales tentent d’imposer le même recul bien que ces tentatives se heurtent à une résistance de la part des forces progressistes.

Les conquêtes réalisées dans la voie de l’indépendance économique de ces pays demeurent menacées, non seulement par l’intervention directe de l’impérialisme, mais aussi par la pénétration du capital monopoliste et des firmes transnationales encouragée par les éléments droitiers, avec notamment son corollaire : l’aggravation de la dépendance financière et technologique. Ces acquis sont également menacés par le danger d’extension du secteur capitaliste privée et de remise en selle de sa domination sur l’économie nationale, à travers l’accroissement du rôle des gros commerçants, des intermédiaires et hommes d’affaires, et l’octroi aux entreprises privées de facilités fiscales, de privilèges dans l’achat des matières premières, ce qui leur donné un avantage substantiel sur le secteur d’Etat et risque de mettre ce dernier au service des intérêts capitalistes privés. Certes, dans les conditions présentes, la question n’est pas d’éliminer totalement le secteur privé,

Mais de l’utiliser au service du développement national ; encore faut-il que son comportement ne porte pas préjudice aux secteurs public et coopératif, ce qui suppose une stricte définition de son domaine, de son rôle, de ses limites, et des modalités de son contrôle.

L’extension de la démocratie au profit des travailleurs et des masses populaires, ainsi que la participation pleine et entière des forces révolutionnaires et progressistes à la prise des décisions sont des conditions essentielles à la sauvegarde des progrès réalisés dans la voie de l’autonomie économique, et à la poursuite du processus de transformation sociale. Toutefois, il apparaît de plus en plus clairement que le processus d’émancipation économique et de révolution sociale ne peut être mené à son terme que si le prolétariat allié aux masses de la paysannerie travailleuse parvient à instaurer sa direction politique et idéologique sur ce processus et à provoquer une réelle transformation dans la nature de classe de l’Etat.

On ne peut, non plus, s’empêcher de tirer certaines conclusions de l’échec enregistré jusqu’ici dans toutes les tentatives concrètes entamées en vue de réaliser l’union de deux ou plusieurs pays arabes.

Certes, les causes de l’échec sont multiples, mais il en est une qui s’impose à l’évidence, s’agissant de régimes idéologiquement proches qui tentèrent de concrétiser cette unité[2]: l’unité des peuples arabes est incompatible avec la volonté d’hégémonie de telle ou telle petite bourgeoisie arabe ; qui le relieraient à leur propre projet d’émancipation sociale et de création d’une nouvelle société débarrassée de l’exploitation de l’homme par l’homme et des égoïsmes de classe[3].

Demain :  CHAPITRE V

Sur certains modes d’articulation du capital international et du capital local à l’heure présente

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