La force tranquille de l’intellectuel révolutionnaire

Mohamed Lotfi M’rini

Pour la génération d’étudiants en sciences économiques du début des années 70 du siècle dernier, Aziz Belal, auréolé de la couronne symbolique du premier docteur marocain en économie de développement, reflétait l’exemplarité du parcours académique parfait.

Sa renommée dans l’enceinte universitaire était bien établie, et son look, comme on dirait aujourd’hui, était rebelle puisqu’il ne portait jamais de cravate. Son visage, joufflu, s’égaillait d’un sourire malicieux et dégageait une force tranquille, apaisante. Il avait tout pour plaire : le charisme, la rigueur, la modestie, une certaine prestance et surtout une maîtrise de l’économie de développement trempée dans l’idéologie marxiste, et portée à côté de lui, notamment, par l’école de la dépendance et ses théoriciens : Fernando Henrique Cardoso, qui finit par devenir le Président du Brésil, Samir Amine, auteur prolifique d’origine égyptienne installé au Sénégal qu’il invitait souvent à Rabat, Celso Furtado, et bien d’autres.

Pendant ces années marquées par un certain vacillement de l’ordre, une répression massive et la mise à mal du régime par deux tentatives de coups d’Etat, l’Université Mohammed V, la seule qui existait à côté de la Quaraouiyine, bouillonnait. L’engagement politique à gauche du corps professoral marocain était la règle. Les étudiants, plongés dans les lectures marxistes, largement répandues par l’éditeur Maspero, la revue Hommes et société et les productions soviétiques de vulgarisation du marxisme-léninisme, se radicalisaient.

Le cours du professeur Aziz Belal, « l’économie du développement », fournissait les éléments de compréhension et de débat sur la relation de domination des pays sous-développés par les impérialismes, et précisait, chiffres à l’appui, comment le mode de production capitaliste transformait les structures sociales des mondes africain, latino-américain et asiatique pour mieux les exploiter. Les clefs conceptuels permettaient une articulation logique de la pensée qui avait tout pour séduire : formation sociale, mode de production, système mondial, classe sociale, bourgeoisie compradore, lumpen prolétariat, dépendance, exploitation, infrastructure, superstructure, impérialisme, changement révolutionnaire, développement autocentré, etc. Le fait que le professeur Belal soit lui-même un leader au sein du parti communiste marocain et porteur d’un projet de société révolutionnaire impactait fortement la jeunesse venue des quatre coins du pays à l’unique faculté de droit et des sciences économiques du Maroc faire sa licence.

La proximité de Belal de ses étudiants permettait à ces derniers de prolonger la discussion avec lui à l’extérieur des amphithéâtres et de la continuer jusqu’autour de sa table au «Chateaubriand». Pour plusieurs promotions de la faculté, Aziz Belal aura constitué une source d’inspiration et un modèle d’engagement politique. Grâce à lui et à l’aura des autres grands intellectuels révolutionnaires du parti, également pionniers dans leur domaine d’expertise : Abdelhadi Messouak, Ahmed Gharbaoui, Taieb Chkili, Thami Khyari, Ismail Alaoui, Simon Lévy, etc., le PPS va s’enrichir de dizaines d’intellectuels et de cadres qui participeront des décennies durant, à renforcer sa présence et son rayonnement.

Le tragique et inattendu décès de Belal à Chicago, au faite de sa maturité intellectuelle et de son engagement politique, a mis précocement un terme à sa brillante carrière politique et académique. Son dernier livre, « Les facteurs non économiques du développement » peut être considéré comme une réflexion aboutie sur des questions cruciales pour le développement du Maroc, notamment pour l’importance de la constitution de l’ensemble du grand Maghreb et des éléments de progrès que recèle le patrimoine national. A cet égard, Il fut surtout le précurseur dans l’analyse du traitement révolutionnaire de l’héritage culturel et civilisationnel du Maroc et la nécessité d’en préserver et d’en valoriser son noyau valable. Cet intérêt pour des aspects anthropologiques, généralement ignorés par les économistes, est la manifestation d’une brillante prise en compte de la réalité du pays, et témoigne de l’exigence de l’ancrage de l’intellectuel révolutionnaire dans son milieu de vie.

La pensée de Aziz Belal, son enseignement et son engagement politique constituent un formidable legs pour les nouvelles générations qui ont besoin de modèles et de sources d’inspiration. Dans la réflexion comme dans l’action politique, Aziz Belal demeurera un exemple de l’intellectuel révolutionnaire armé de science et de convictions au service des causes justes pour le bien de son pays et de son peuple.

Repose en paix Si Aziz…

*Ancien étudiant de Aziz Belal

Ancien Secrétaire Général du ministère de la culture

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