L’abattoir des hommes

Le labyrinthe de l’archange de Abdelhak Najib aux Éditions Orion

Par Mounir Serhani

Ce roman est un pavé agréable à lire car il rend hommage à l’acte d’écrire en soi au su et au vu du lecteur. Il s’écrit viscéralement à vue d’œil, comme un journal transcrit par les mains des condamnés à mort, ces gens rongés par le désespoir de ne plus pouvoir se dégager de leur grotte : le couloir dit « le couloir de la mort ». Le titre n’est pas décevant : tout est labyrinthe et même l’écriture et ses stratégies se veulent un grand dédale qui nous perd et nous cause un vertige.

Ce roman ne se lit pas d’une traite, ni d’affilée ni sans relecture. On lit, on relit, on revient sur des fragments et des épisodes qu’on aurait certainement ratés ou mal compris vu l’enchevêtrement des récits et des histoires. On le vit ce labyrinthe et le romancier réussit à nous transporter dans un univers serpenté et qui sans cesse se mord la queue. On commence à confondre et les faits et les personnages. Qui raconte ? Qui raconte le moment narratif ? Qui hait qui et qui aime qui ? Qui a pu se réconcilier avec sa vie antérieure ? Le vieux, Nabil, Ba Hmad… On ne peut trancher si vite. Il faut adhérer au jeu narratologique délibéré. Un roman étrange car il mêle le tragique au comique, le chant à l’exploit des criminels «nés » ou encore « occasionnels », aux prouesses des criminels « innocents », aux condamnés injustement, à ceux qui ne culpabilisent plus. Et ce n’est que le premier tome du roman-fleuve, que la première saison d’une longue série pareille aux récits portant sur les dynasties et les familles à multiples générations. Après 500 pages, on se sent encore assoiffés, avides et même frustrés. Notre désir de les accompagner persiste comme si nous lecteurs étions tombés dans les filets et les subterfuges d’un roman malicieux et protéiforme. Voilà ! C’est dit ! Le jeu est grand. C’est une espèce de « répétition » au sens dramaturgique du mot. Un brouillon de vie. Des vies, bien entendu au pluriel, qui se superposent. Ce télescopage de personnages fonde le labyrinthe et ses couloirs invisibles, sans issue. Le sort des prisonniers ne diffère nullement de la structure adoptée par l’auteur. Le fond et la forme estompent les frontières pour se regarder de manière frontale. En effet, il s’agit d’un véritable « transport » au sens du voyage stendhalien où les émois construisent l’intrigue qui n’a jamais lieu. Les événements ont été tous, ou presque vécus, au passé, conjugués dans une vie d’antan. Ainsi l’acte de l’effacement consiste à graver dans les mémoires des faits indélébiles de personnages bel et bien tragiques qui plus est conscient de leur situation d’écrasés par le destin supérieur et suprême. Une transcendance sans aucune providence qui les terrasse par le simple acteur traversant tout le roman, à savoir le Temps. Le vieux est le personnage tragique par excellence parce qu’il incarne ce temps lourd et quantifiable qui a arrêté d’espérer, contrairement à Nabil qui résiste à la fuite du temps et à l’horloge qui ne bouge plus. Celui-ci porte en lui cette énergie de défier les quatre murs et de dire non à la condamnation. Ses discours ne lâchent pas prise et affrontent tel un prisonnier platonicien (et platonique) qui refuse de se soumettre au jeu macabre des marionnettistes (ce mot baptisé un des chapitres du roman-épopée). Et dans tout le magma confus de l’incarcération, la liberté n’est pas défaite ni vaincue d’autant plus qu’il est question de vie et d’élan vital nietzschéen animant au quotidien les trois personnages condamnés à mort.

Le labyrinthe de l’archange est hymne à la liberté jamais conditionnée par le dehors. La liberté se sent, se vit et s’arrache. C’est dire que le roman ne s’inscrit pas dans le souffle lyrique des pleurnichards du moment où il donne la parole à des parias isolés des humains mais qui retrouvent leur vraie liberté et vivent dans la pure « solitude », ni comme des bêtes ni comme des dieux, mais plutôt comme des hommes qui ne tombent jamais. Des hommes debout. Des hommes qui reçoivent la gifle de la vie, de l’absurdité de la vie, sans s’incliner, sans se résigner. Ils refusent d’abdiquer et de déclarer faillite devant le monstre appelé arbitrairement vie. Les personnages sont du coup intransigeants. Ils cultivent un espoir lointain qui provient de leurs tripes. Ils sont plus que des hommes. Des humains. L’homme dans sa version céleste qui a goûté à la poussière de la terre et préféré s’enterrer dans la liberté éternelle et intemporelle. Il se peut qu’un simple bain maure soit le refuge, qu’une chanson de la diva égyptienne soit une consolation, qu’un poste radio soit une caresse douce, qu’un tatouage soit une écriture salvatrice sur le corps emprisonné, qu’un morceau de jazz ou de musique allemande indéchiffrable soit tout simplement salutaire dans sa manière d’ouvrir une fenêtre immense sur le monde du dedans : le temps profond qui hait le dehors superficiel et physique. C’est pourquoi le romancier a fait le choix difficile d’un vrai paragone où l’on constate les interférences des arts et des lettres : le récit, la musique, le théâtre, le cinéma… Le pouvoir du conte l’emporte sur la force du compte : on ne calcule plus les jours qui se ressemblent ni les nuits qui puisent leur noirceur dans l’ennui et dans l’insomnie. Le narrateur n’a-t-il pas souhaité dans l’une de ses épigraphes de rêver les nuits en couleurs différentes et diverses ? Nabil n’a-t-il pas crié son vouloir s’affranchir sur tous les toits de la prison ? Le vieux ne porte-t-il pas ses histoires riches et confidentielles en les traçant noir sur blanc dans des pages écrites à l’insu de ses confrères ? Ces hommes ne meurent pas et rejettent la survie. Ils veulent vivre loin de toute nonchalance. Voici enfin une littérature carcérale qui marque par le sceau du temps libre la vie des condamnés sous le signe de l’humain triomphant sur la nature. Car naturellement, on ne peut jamais emprisonner un homme ivre de liberté. Il va s’entêter à la vivre autrement, à la sublimer, à vivre dans sa tête, à inventer des vies autres, à se réinventer. Nabil à la réception du drame l’a déjoué à sa manière, en guise de revanche, sous le jour libre et heureux. Le tatoueur étonné devant celui qui demande un serpent sur son énorme gland. Le match de foot qui finit par une querelle. Que des symptômes de résistance. De vie. On ne meurt pas dans ce roman. On simule la vie certes mais on finit par y croire et donc par trop vivre. Et le châssis-croisé en dit long : quand un personnage cède, les autres créent de l’équilibre et stimulent sa force enfouie. On crée la vie ex nihilo, vraiment on la sort du ventre du néant pour la contrer et pour l’annihiler dans son giron manipulateur. « J’ai reçu la vie comme une belssure et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice », Lautréamont cité dans une épigraphe située avant le chapitre portant sur la maladie du vieux quasiment mourrant. Tout y est dit.

Ceci, il y a un paradoxe inhérent au présent roman, qui rassemble une panoplie d’histoires enchâssées les unes dans les autres comme une « boîte chinoise » : l’emboîtement nous met face à un obstacle romanesque dédalesque (c’est le cas de le dire). Comme si le roman ne nécessitait sans doute pas uniquement d’accompagnement intellectuel (et donc de commentaires, analyse psychologique (thérapie déplacée : à la place des personnages), chansons intégralement transcrites, épigraphes structurant à bon escient le chapitre à venir, titres programmant la narration, et conversations théâtralisant le vécu des incarcérés…). En plus des gloses, des fragments et sentences abrégeant les ellipses indispensables au labyrinthe vertigineux. S’il est vrai que les enjeux sont interdisciplinaires et que les espaces sont interculturels, le domaine narratif demeure néanmoins celui de la « suprise ». Il s’agit même de la « surpréhension », à la manière de Bernard Stiegler. C’est justement du saisissement qu’il s’agit. Pour que le lecteur cède à l’adhésion sensible, émotionnelle, plénière, intense, non pensée, à l’abandon sans arrière-pensée. Le romancier démêle le paradoxe et « se moque » de notre perte (notre perdition) dans le corps inextricable du labyrinthe. Il semble même que la vie de l’esprit soit fondamentalement une affaire de sensibilité foncièrement humaine. On écrit avec le corps et on ne peut lire qu’avec le corps. Ces corps condamnés exigent une véritable autopsie. Des vivants ? Oui, justement c’est l’ultime chirurgie à faire dans ce monde où le temps est maître et où l’homme se veut « maître du temps » de manière intrinsèque. Pour se maintenir, le romancier en appelle souvent à l’intellect. Il ne cesse de nous élever à cette expérience des limites qu’on appelle par abus de langage mystique. Au final, c’est l’histoire de l’âme humaine dont l’érosion a été causée par le temps qui passe ou qui ne passe plus quand il s’agit du corps appauvrissant de l’être. Tout est donc affaire des sens qui fonctionnent au rythme d’une âme ancienne et qui transcendent la simple existence de l’écorce charnelle aujourd’hui privée de respiration. Le « corps du tatoué » insensible à la douleur est cette image forte que nous retrouvons le long du roman. L’épisode du prisonnier qui veut « inviter » des femmes dans l’enceinte de la prison centrale illustre ce vouloir vivre qui plairait à Schopenhauer !

À la façon d’un labyrinthe, ce paradoxe est une sortie, une issue. Mourir pour mieux vivre. Raconter pour rendre l’histoire interminable, ambiguë et ambivalente davantage. Il faut se méfier en lisant ce roman : c’est un piège et le piège est le maître mot de ceux qui savent confectionner les dédales ! Il faut être vigilant devant des personnages qui manient le jeu narratif, qui s’y connaissent dans l’art de raconter et encore plus dans celui de pouvoir dialoguer pour tuer leur pire ennemi : le temps. Dans la mort, il y a la vie. Mourir au corps pour que l’autre substance puisse vivre, voire vivre mieux. Rien ne se dresse dans leur psychologie blindée contre les désastres de l’instant et les périls de la condamnation. Condamné à mort, un fait divers banalisé par le récit : raconter sa vie antérieure est la seule victoire qui leur reste. Et ces faits révolus s’apparentent à des évènements instantanés, à des épiphanies dont la fascination n’est plus dans le dévoilement mais dans le dévoilement du mal commis. Les personnages avouent à cœur ouvert, à tombeau ouvert, et leurs corps ne donnent plus sur rien. Et du rien on fait une histoire. L’imagination ne s’emprisonne jamais et la fiction vient enjoliver les « nuits sombres » des gueux, ces oubliés de l’Histoire. Voici donc le jeu prisé par le narrateur : apparitions- disparitions. Le masque au lieu de dissimuler dévoile. Le passé est un masque, la prison est masque, le crime est un masque. Et derrière tous ces visages volatiles se cache l’humain, le vrai, digne de ce nom. La trame demeure toutefois insaisissable par la raison raisonnante (Jakélivitch). Il faut être amoureux du « presque-rien », de l’impondérable. Il n’en demeure pas moins que littérature, poésie, art. La vie ? Au lieu du temps, on a besoin de lenteur, du ralenti, de l’arrêt. Le romancier nous arrête comme dans les entre-actes pour nous apaiser avec une citation, un fragment de poésie en prose, pour nous anesthésier contre la douleur qui suit ! Seul le ralentissement patient nous guérit du mal que nous promet le labyrinthe. Le temps devient, même pour les personnages, plus fluide, peigné, étendu, propice aux méditations et à l’heureux repli sur soi, ce retour de l’éternel. Conversation subtile entre l’œuvre et soi comme mis en abyme entre l’auteur et le lecteur.

Le temps, ce vrai et unique personnage échoue ses ruses et ses lois car il est fléché dans ses pires philosophies dictatoriales. Le vieux, Nabil et Mohamed incarnent ce jeu chronologique déçu par un autre temps plus prégnant et devant lequel la mort n’est qu’inanité et vacuité. L’intensité du temps mathématisable est asservie au joug d’une autre comptabilité : le spirituel de l’expérience du verbe. C’est une volonté constante de donner à entendre le fond mystérieux de l’homme une fois dépourvu de sa chair pauvre et doué d’une autre arythmythique supra-réelle lui permettant une autre méthode de vivre ; cette résonance qui fait vibrer cette durée en perpétuant le spectre sonore de la narration. Rappelons-nous la conversation sérieuse tenue dans un salon de coiffure improvisé par le « barbier » dans une « triste cellule », le « poids de l’âme » ne puise-t-il pas toute son élévation dans les mots dissipant les maux. On vit ailleurs par le mot, le verbe. Une passion irréfragable pour la vie. Un entretien infini. Le roman s’achève dans le divertissement bien que ce mot soit difficile à proférer en lisant le monde noir des cellules et des récits lugubres des tueurs ! Bien entendu, on n’oubliera pas que la mort est le seul événement qui puisse par excellence arriver à tous les personnages conscients paradoxalement d’une telle damnation. Verdict tranché, catégorique et réglé. Il faut donc régler ses comptes avec cette même mort pour s’en libérer. Et là les personnages s’amusent à relater leurs fantasmes voyageurs (car il s’agit bel et bien d’un voyage !). Personne ne meurt à la place de l’autre. Or dans le cas des condamnés si ! La mort est commune, un destin unanime, un phénomène juridique, une guillotine « démocratique » ! Elle surviendra, ils ne la vivent pas, et donc sans l’aiguillon de la mort annoncée la vie carcérale ne serait plus une aventure anesthésiée, une léthargie ronronnante, une quotidienneté vivante. L’autopsie est par conséquent urgente ! Ne serait-ce que pour authentifier leur présence dans un endroit clos et sans lueur d’espoir, comme une tombe. En d’autres termes, le romancier met en scène un échange entre le monde des vivants et celui des morts, libres et enchaînés, en insufflant une autre forme de vie, un autre souffle éthéré dans des corps supposés défunts. Cette articulation est en filigrane, implicite, sous-jacente, mais on arrive à la déceler car elle est dynamisante comme la seule exaltation profonde de la vie ; la vie ne se consomme jamais par sous traitance ni délégation. Ainsi, on s’éloigne des catégories arrêtées et séparatrices dont l’homme normal se fait l’entêté connaisseur. C’est pour dire tout simplement qu’on ne sort pas indemne de ce labyrinthe mortel. On n’en sort pas indifférent en qu’homme moderne avide des catégories et des étiquettes. Oui, un tueur pleure, un criminel aime la musique, un malfaiteur soigne son corps, un tueur en série aime sa mère et l’est en nostalgie. Celui qui est parti payer un bar en portant la tête de sa victime dans un sac est bon gré mal gré humain. La surprise ! C’est le mot qui nous réconcilie avec cette forme de vie. Moment singulier de prise de conscience fondamentale : expérience du fonds commun. La prison comme espace-temps autre ritualisé où se donne à vivre de façon communielle la compassion universelle, entre passé et présent, entre présent et avenir anéanti, entre vie probable et mort sûrement irrévocable, entre vivants et vivants, entre vivants et morts, entre meurtriers et victimes, entre assassins et le sang de leurs assassinés. Une véritable interdépendance humaine enchevêtrée mais que seul le labyrinthe résout. Chacun son destin, sa manière, sa singularité, son aventure, ses leçons de vie, ses déboires et ses amours, ses plaies et ses tatouages, mais en fin de compte-conte c’est le verbe qui guérit et fait (re)vivre. Ce roman est un exorcisme chamanique. Ce roman est un récit des ténèbres au su des joies et des lumières qui nous ramènent au cœur battant de notre humanité commune. Ces hommes, prisonniers, condamnés, justiciables à jamais, se présentent dans le labyrinthe comme un seul homme.                  

Légende : « Le labyrinthe de l’archange » de Abdelhak Najib. Éditions Orion. 500 pages. Mai 2021.

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