«Le stade de football, nouvelle arène politique…»

Propos recueillis par Khalid Darfaf

Auteur du livre «Des ultras dans la ville» : «étude sociologique sur un aspect de la violence urbaine», Abderrahim Bourkia, journaliste et sociologue, considère que les Ultras en tant que groupes sociaux reflète l’image d’un mouvement social ayant une connotation plus contestataire. Et de souligner que face à la «démission» des agents de socialisation politique, le terrain de football est devenu aujourd’hui un lieu de socialisation et de sociabilité bien ancré dans une logique identitaire et de protestation. Abderrahim Bourkia est membre du Centre Marocain des Sciences Sociales (CM2S), dirigé par l’anthropologue Hassan Rachik et chercheur associé au Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (LAMES) à Aix-Marseille.

Al Bayane : Comment expliquez-vous l’émergence de nouvelles chansons rabâchées par les ultras dans les stades de football et ayant une connotation politique très forte, comme cela a été le cas récemment de «f’bladi delmouni»?

Abderrahim Bourkia: Contrairement aux idées reçues ou à certains préjugés, les ultras ont toujours affiché la volonté de se plonger dans l’univers politique. Ceux qui parlent d’un changement de ligne ont tort. Pour la petite histoire, lors de ce que l’on a désigné par «Printemps arabe», nous avions fait le constat d’une forte présence de supporteurs représentant les ultras, que ce soient les Greens boys du Raja ou les Winners du WAC  ou encore les Imazighens du HUSA,  entre autres. Ces derniers ont cherché à intégrer le mouvement 20 février en vue de formuler voire exprimer des revendications à caractère politique tout en décriant une réalité sociale en déphasage avec leurs aspirations.

D’ailleurs, on a vu comment le décès de Hayat Belkacem, victime de la migration clandestine, a mobilisé une grande frange des ultras à Tétouan, qui ont scandé des slogans politiques très forts. Idem à Oued Zem où il y avait des affrontements entre les supporteurs du Raja et les forces de l’ordre. Il faut toutefois souligner que le supportérisme ultra a accentué ces dernières années, la cadence de la contestation sociale et politique qui est, plus ou moins, tributaire du contexte socio-économique du pays.

Le fait que le stade se soit transformé en une tribune d’expression politique pourrait-il s’expliquer par l’échec des agents classiques de la socialisation, tels que les partis politiques?

Sociologiquement parlant, les Ultras en tant que groupes sociaux, ressemblent davantage à un mouvement social de type contestataire qui cristallise une situation problématique d’autant plus conflictuelle.

En termes plus clairs, l’adhésion à un groupe de supporteurs procure aux jeunes l’opportunité d’assumer une identité propre, de construire un mode de vie, une appartenance et une identité collective, qui se démarque de celle des autres groupes rivaux, pouvoirs publics ou la société elle-même. Cela étant, le terrain de football en tant qu’espace s’est transformé en un  lieu de socialisation et de sociabilité par excellence et bien ancré dans une logique identitaire et de socialisation.

Vous dites que la logique identitaire des Ultras est pleinement influencée par la situation politique et sociale immédiate. Pouvez-vous nous en dire plus?

Les slogans,  les chants et les bannières colportent des messages porteurs de sens, selon l’expression heureuse de Max Weber. Des messages qui trouvent leur origine dans certains mécanismes générateurs prépondérants tels que le chômage, la pauvreté ou encore la négligence, en l’absence de véritables politiques publiques dédiées aux jeunes.

En fait, le monde des Ultras est devenu un lieu d’expression d’une catégorie de la société plongée dans un profond désarroi. Il s’agit plutôt d’une tribune d’expression et de protestation et particulièrement, un véritable cadre d’une construction d’identité qui s’exprime chez les jeunes en pleine déperdition et qui est actuellement en quête de paraître et de reconnaissance.

Voulez-vous dire qu’un match de football a une dimension politique tout autant que sportive pour les supporteurs?

Je dirais qu’en l’absence d’espaces d’expression et d’encadrement, les membres des groupes qui se définissent socialement en tant que supporteurs, saisissent les rares occasions qui s’offrent à eux pour faire entendre leurs voix. Le stade se présente ainsi comme une mosaïque où tous les habitants d’une ville se rencontrent pour s’exprimer, se donner en spectacle, chercher à être identifiés et à être reconnus et parfois même, s’indigner et contester des situations et des faits sociaux. Le football n’est donc pas seulement un sport, c’est un point de vue sur la vie.

Est-il un profil type d’un supporteur?

Les ultras sont un public hétérogène. Le profil-type du supporteur d’une équipe n’existe pas. Cela étant, toutes les catégories socio-économiques y sont présentes, avec des degrés d’implication et d’engagement qui varient de chaque catégorie à l’autre.  Même si la tendance générale révèle plutôt une prédominance de jeunes issus des milieux populaires, les supporteurs  notamment casablancais sont de toutes catégories sociales : classe défavorisée, moyenne et supérieure.

Mais comment expliquez-vous le fait que les Ultras sont de plus en plus réputés par leur aspect de violence?

Il faut souligner que les Ultras ne sont pas la source du problème. Evidemment, il y a un type de violence inhérent aux activités des ultras (vol des bâches, des banderoles…), mais en parallèle, il y a un type de violence qui s’invite dans les gradins et par conséquent, gâche les fêtes…

Y a-t-il une explication sociologique à cela?

Comme je l’ai souligné dans mes écrits, le sentiment de frustration qu’éprouvent les jeunes et qui est dû à plusieurs facteurs déterminants tels la négligence et l’exclusion sociale et économique peut expliquer les actes de violence.

Le stade n’amène pas que des supporteurs et on ne peut qualifier de supporteur tout individu portant une écharpe ou endossant un maillot de telle ou telle équipe. Le stade amène à la fois le supporteur Ultra, le supporteur aisé qui s’installe dans les tribunes, et l’affairiste ou l’opportuniste en quête d’une bonne affaire…

Quelle est la panacée idéale pour lutter contre la violence dans les stades?

Pour lutter contre  la violence dans les stades, la raison recommande l’élaboration de projets qui sont, à la fois, «socio-éducatifs» ou «socio-préventifs». Le but escompté est d’offrir de nouvelles alternatives aux jeunes.  Toutefois, il faut absolument se départir de l’idée selon laquelle on va résoudre le problème en adoptant seulement des remèdes sécuritaires, loin s’en faut.

La lutte contre la violence urbaine passe, avant tout,  par la mise en place d’une justice sociale et d’une politique publique permettant aux jeunes l’accès aux structures de l’éducation et la culture. Cela ne peut se réaliser que par l’édification d’une société inclusive, car en fin de compte, l’intégration économique et sociale demeure la pierre angulaire de la citoyenneté.

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