Les couleurs de l’égarement

Par Hajar Moussalit*

Tout film cinématographique est une proposition d’œuvre artistique complète dont les différents constituants forment un tout homogène et sensible. Les codes artistiques, pour leur part, contribuent à donner au film une identité propre et à guider le public.

La direction artistique du film (JRADA MALHA, L’ÉGARÉE) qui, soit dit en passant, ne dit pas son nom, a réussi avec brio à intégrer des constituants visuels età les lier à des éléments de la fable racontée, à ses intrigues et au dénouement final. Les éléments artistiques ont permis une économie narrative et ont donné place à l’imagination du public à travers les éléments visuels proposés comme des indices métonymiques qui aident à appréhender l’univers du film etson intrigue.Le public est mis en tension dès la première scène. Il est propulsé, dès le départ, dans une ambiance chromatique suscitant en lui une inquiétude et une sensation d’un danger qui ne dit pas encore son nom et qui guette Rania (l’actrice principale).Les tableaux qui sont accrochés aux murs des espaces de jeu, à titre d’exemple, ont suggéré le projet machiavélique des tortionnaires et ont offert au public des éléments annonciateurs pour insuffler des vérités délibérément cachées, comme la véritable personnalité de Halim.

Si le telos primordial de l’œuvre cinématographique est de proposer à la sensibilité du public une intensité émotionnelle, Roukhe a choisi de nous offrir cette tension par un jeu de contraste réussi et élaboré dans plusieurs aspects du film. Il a fallu, toutefois, creuser encore dans d’autres : le schéma émotionnel de Rania à titre d’exemple, qui est répété tout au long du film, a provoqué une linéaritépresque monotone parce qu’ellen’a pas été confrontée à quelques contradictions de la complexité humaine.

Mais revenons à un élément fort et réussi dans le film de Roukhe. La direction artistique peut se féliciter pour sa capacité à intégrer un contraste esthétique comme entité à part entière,et qui a constitué un rôle d’éclaireur pour le public. Aussi, cette même direction a réussi à donner du relief à l’œuvre et à créer une différenciation. Grâce à cela, le spectateur se sent guidé dans son effort de cerner les personnages et de saisir leurs états d’esprits tout au long du film par la force du contraste chromatique chaud/froid. Les tons du rouge orangé qui est la teinte la plus chaude et le bleu-vert qui est la teinte la plus froide accompagnent le spectateur tout au long du film comme des indices subtils.

Le contraste chaud/froid nous révèle, de prime abord, la tension qui ressort du malaise lié à la confusion abyssale de Rania, entre ce qui relève de sa vraie personnalité, et ce qui l’habite par la machine du conditionnement. Rania porte les tons du bleu vert et du rouge, les mêmes couleurs que ses bourreaux portent, parce qu’elle est happée dans la machine manipulatrice de ses tortionnaires.

Au milieu de tous ces tourments, Rania vit des moments de résistance, d’interpellation des souvenirs qu’elle a réellement vécus, des moments de crises qui lapoussent à prendre sa voiture et s’éloigner de sa résidence hostile, en quête de réponses qui ne viennent pas. Dans l’effervescence de ces questionnements, les couleurs que Rania porte sont dissimulées sous son gilet brun ; une neutralité chromatique qui souligne l’effort qu’elle déploie pour se détacher de son conditionnement. Dans les dernières scènes, le blanc porté, à l’intérieur ou dans la salle où elle doit s’adresser aux électeurs, prend son sens quand on comprend que les bourreaux ont presque réussi à faire de l’esprit de Rania une page blanche.

In Fine, le premier long métrage de Roukhe est une expérience cinématographique singulière. Le public, au-delà des plaisirs narratif et technique, peut vivre une aventure artistique bien recherchée. Le film a réussi deux paris, le premier consiste dans l’intégration des spectateurs comme partie prenante dans la construction de l’histoire à travers son intelligence à déceler les éléments symboliques qui appuient la narration. Le deuxième, en jouant son rôle didactique, à savoir rehausser le goût esthétique de public.

*(Professeur universitaire d’histoire de l’art)

Étiquettes , ,

Related posts

Top