L’être et le paraître

Le Mont Moussa de Driss Mrini

Mohammed Bakrim

Je formule l’hypothèse qu’avec Aida, Lahnach, et Le Mont Moussa nous sommes en présence d’une trilogie, une variation autour du thème l’être et le paraitre.

«Il n’y a qu’un seul monde et il est faux, cruel, contradictoire, séduisant et dépourvu de sens. Un monde ainsi constitué est le monde réel. Nous avons besoin de mensonges pour conquérir cette réalité, cette vérité« .

Oui, ouvrir avec une citation du philosophe du désenchantement, Nietzsche, est une entrée pertinente pour rester dans l’ambiance du huis clos métaphysique du film Le Mont Moussa de Driss Mrini (Maroc, 2022). Le film en effet est une construction intellectuelle dont l’essentiel du drame se ramène à des joutes oratoires aux références philosophiques multiples entre ses deux principaux personnages. Avec un grand mensonge que nous découvrons au terme d’une ascension vers la vérité. Celle du personnage principal. C’est, en outre, un exercice de style spécifique que s’offre Driss Mrini, pour souligner, si besoin est, l’inscription du film dans une démarche cinématographique pensée et construite. Driss Mrini, une figure historique du cinéma et du PAM (lire : paysage audiovisuel marocain) ; un homme du cinéma par choix et par conviction ; un homme de télévision, par formation et je dirai par défaut. Contrairement à d’autres, lui, il a commencé par la télévision pour aboutir au cinéma.

Il appartient à cette génération qui a bravé la traversée du désert. Une génération de résistance pour maintenir vive la flamme sur la voie de l’élaboration d’un projet de cinéma national, partie prenante d’un projet global, culturel et social. C’est ce qui a animé son engagement et a nourri sa fidélité à son choix de départ. Il a ainsi marqué son passage à la télévision notamment par des émissions phares qui sont entrées dans les annales de la jeune télévision marocaine. Geste significatif dans un environnement institutionnel très particulier par les conditions de l’époque. La télévision, en effet, était/est considérée, perçue comme le principal outil dans la panoplie des appareils idéologiques de l’Etat (selon la définition soft de Wikipédia : « la notion désigne l’ensemble des moyens de diffusion d’idéologie dont l’État dispose »). On comprend alors l’ambiance qui étouffait toute velléité de création libre.

Se sentant à l’étroit avec le petit écran, il réalise un tournant professionnel dans sa carrière et investit le champ du cinéma. Avec une première observation qui se dégage d’emblée. Il réalise des films (5 longs métrages jusqu’au d’aujourd’hui) marqués et portés par ce que je pourrai appeler la culture de la prise de risque ; culture inhérente à toute pratique artistique qui refuse de remonter les sentiers battus. C’est ainsi que dès son premier long métrage Bamou (1983), il aborde la question délicate de la reconstitution historique pour relater un épisode de la résistance lors du protectorat. Prise de risque en termes de coût de production comme en termes de références politiques.  Pour son deuxième film, Larbi (2010), il propose un genre rare, un biopic (biographical picture) autour de la figure légendaire du football, Larbi Benbarek, la célèbre perle noire et son destin tragique. Avec Aïda (2014), il se livre à une archéologie de la mémoire avec l’histoire d’une jeune musicienne juive qui décide de rentrer au pays. Restituer une part de son identité du côté de l’univers physique et humain de son enfance.  Lahnech (2017) place son récit au sein d’une institution très frileuse à l’égard de son image (la police, la prison) pour construire une comédie riche d’enseignements. Le film marquera le box-office.  Le Mont Moussa (2022) tranche avec le succès de la comédie et le succès de Lahnach pour aborder un univers et un monde parallèle, celui d’une subjectivité en crise d’identité. Un film porté par une dimension philosophique et chargé d’allusions et de références littéraires. Il s’agit d’une adaptation rejoignant une pratique courante chez Driss Mrini : partir d’un récit littéraire ou collaborer avec des scénaristes confirmés.

Au vu de cette filmographie, d’aucuns parleront d’éclectisme ; voire de rupture. Pour ma part, je parle plutôt d’une certaine cohérence dans les thèmes et d’une diversité dans l’expression. Dans ce sens je formule l’hypothèse qu’avec Aida, Lahnach, et Le Mont Moussa nous sommes en présence d’une trilogie, une variation autour du thème de l’être  et du paraitre.

Les personnages passent par le faux, l’éphémère, le mensonge (le paraître) pour camoufler leur vraie identité qui finit par se dévoiler (l’être). Aïda musicienne parisienne ? C’est le paraître ; son être rêve d’un retour à Essaouira. Son ami d’enfance Youssef, ingénieur accompli ? Non c’est le paraître ; l’être c’est le musicien qui attend de reprendre ses droits. Lahnach, le flic n’est pas un vrai flic mais au fond de lui c’est un grand amoureux ; un romantique qui s’ignore. Hakim dans Le Mont Moussa a développé une stratégie du paraître où le muet n’est pas muet et l’handicapé souffre d’un autre handicap ; déçu par la floraison de mensonges qui ont condamné son être à dis-paraître. En somme, une trilogie avec des personnages en bute à un monde qu’ils refusent. Solitaires, passionnés, ils rêvent d’un autre monde.

Si Le Mont Moussa valide cette hypothèse avec un Hakim solitaire, souffrant, exclu du monde social, il n’en demeure pas moins que le film développe une spécificité dans les approches esthétiques et dramaturgiques qui ont marqué la filmographie de l’auteur.

C’est ainsi qu’il réhabilite le débat sur la spécificité du cinéma en le confrontant au récit littéraire. Le texte cible (le film) reste-t-il prisonnier / dépendant du texte source (le roman) ? Quelle somme d’additions (ajouter de nouveaux éléments) et de soustraction (retrancher d’autres éléments) pour parvenir à une autonomie de l’œuvre cinématographique par rapport à l’œuvre littéraire ? Une principale distinction par rapport au roman éponyme de Abderrahim Bahir, le film opte pour un autre espace ; un lieu géographique différent. Une autre configuration qui ne manque pas de conséquences en termes esthétiques et dramatiques. Certes, la montagne, enjeu dramatique majeur reste omniprésente, dans le titre du film comme du roman et va offrir au récit son climax ; le point de bascule où le personnage principal va finir par se dévoiler. Le Mont Moussa continue à enrichir l’imaginaire du spectateur avec une référence religieuse (coranique/biblique) quasiment explicite offrant des éléments éclairant davantage la scène finale qui tient lieu pratiquement de révélation. La vérité, une certaine vérité, est au bout d’un « chemin de croix », revisité en fonction d’autres références culturelles imposées par Hakim.

Cependant, les nouveaux lieux du drame vont offrir un nouvel horizon d’image fortement marquées par un usage touristique. La région choisie, Mirleft, est archicélèbre avec ses beaux sites côtiers ; ils sont néanmoins  porteurs de risque de dérives esthétiques vers une approche « carte postale » ; risque accentué par les possibilités qu’offre l’usage des drones. Mrini a su éviter ce piège en faisant bon usage de la générosité/la beauté du site. Il fait intervenir des moments de pause du regard qui nous font découvrir la beauté du lieu. Des sorties vers la plage se laissant aborder comme le contre-champ de la réclusion volontaire de Hakim mais aussi le lieu de moments de confession (la balade de Marouane avec la tante/la mère de Hakim).

Le récit se ramène dans sa dimension spatiale à un double fonctionnement narratif et diégétique : la petite ville côtière comme espace narratif. Un espace qui prend son sens par l’action. Il peut être incohérent (les plans de la mer ; les plans de la montagne), voire même invraisemblable (c’est un Mirleft du cinéma et non celui de la carte). Il est construit délibérément pour accueillir l’action et le développement du récit. Plus intéressant est l’espace diégétique. C’est celui construit par le mouvement des personnages. Il est illustré par la villa de la mère de Hakim. Un espace construit autour d’une configuration à partir d’une double dualité : le haut et le bas ; le dehors et l’extérieur. La présence des portes, des seuils, des escaliers, des balcons, le jeu de lumière entre le naturel et le superficiel contribuent à cette double organisation. Mais c’est Marwane, jeune professeur affecté dans cette ville qui est le catalyseur de cette structure qui contribue à donner au drame une consistance.

La séquence d’ouverture du film est éclairante à double titre. Elle commence par une scène, celle de l’accident, que je qualifierai de la scène « trauma ». Elle laissera une double blessure, physique et psychologique. Suit une séquence plus classique, constitutive du schéma canonique du récit de transformation : un jeune héros arrive quelque part ; il sera appelé à agir sur un réel pour le transformer. Une scène emblématique dans ce sens : une fois installé au rez-de-chaussée de la petite villa, Marouane « monte » découvrir l’étage supérieur, le repaire de Hakim. En découvrant les lieux, il passe près d’un échiquier ; spontanément il remarque qu’une pièce n’est pas en bonne position ; c’est une pièce majeure de la première rangée. Il la redresse. Tout le destin narratif du personnage est dans ce premier geste inaugural.

L’intrigue est minimaliste ; le film démarre quand le mal est déjà fait. Une série de flash-backs offrent une série d’informations pour éclairer certains aspects du drame. L’enjeu du film n’est pas une intrigue forte, mais plutôt mettre en scène une transformation.

C’est Marwane face à Hakim. Un professionnel du verbe (Marwane est professeur) dans un duel avec un passionné de lecture et de musique.  Deux univers que le récit va mettre en position d’antagonisme. Confrontation Intellectuelle qui aboutit à une synthèse.

Situation appelée, en effet, à se transformer devant nous. Comme les deux protagonistes. Ceux du départ ne seront pas ceux de l’arrivée. Une image symbolise la métamorphose de Hakim par exemple, celle où ion le voit remonter l’horloge ;   la remettant à l’heure signifiant ainsi la fin de son temps mort. L’effet Marouane, qui lui-même a changé au contact de Hakim. Une figure mystique plane sur cette rencontre ; celle d’Al-Hallaj. «Je suis devenu celui que j’aime, et celui que j’aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits fondus en un seul corps !». La scène qui clôt le film est très hallâdjienne, l’ultime démarche mystique : quand les deux corps fusionnent dans un jeu jubilatoire ; la caméra quitte les deux personnages réconciliés et opère un mouvement vertical rejoignant les cieux. La vérité est atteinte ouvrant la voie à l’anéantissement de soi, tout absorbé dans l’Etre divin comme le souligne la dernière réplique de Hakim. Et c’est Nietzsche finalement qui est mort.

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