«On ne peut pas vivre dans le désordre d’idées et d’actions !»

Entretien avec Mohamed Benaïssa, secrétaire général de la Fondation du Forum d’Assilah

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Assilah, la blanche, la bleue au potentiel touristique, patrimonial prometteur respire, ces jours-ci, un air culturel assez particulier. En effet, la cité lumineuse, aux couleurs époustouflantes, accueille à bras ouverts les invités de l’Université Ouverte Al-Mouatamid Ibn Abbad (35ème édition), venus des quatre coins du monde, dans le cadre du Moussem culturel international d’Assilah. Cette session avec une programmation riche et variée est organisée pour la première fois en automne. Au menu, des débats autour de différentes thématiques d’actualité, des expositions, une série d’ateliers (peinture, gravure) et de workshops…Mohamed Benaïssa nous parle dans cet entretien dans cette session d’automne, de la place de l’intelligentsia dans la sphère politique et culturelle, les préoccupations du monde actuel et son amitié avec l’artiste Mohamed Melehi, disparu il y a un an. Les propos.

Al Bayane : Comme vous le savez, les deux ans de la pandémie ont  gelé les activités culturelles et artistiques dans les quatre coins du pays, voire du monde. Or, cette année, le Moussem culturel international d’Assilah a pris le défis d’organiser, comme à l’accoutumée, une édition riche en programmation. Parlez-nous un peu de cette reprise tant attendue?

Mohamed Benaissa : En réalité, nous n’avons pas arrêté, nous avons fait un défi qui n’a pas été aperçu au départ. L’année dernière, en été, nous avions organisé un mini Moussem. C’était une grande manifestation d’art avec des  ateliers et des artistes qui sont venus du Maroc et de l’étranger. Il y avait l’atelier de la peinture murale, l’atelier de la peinture des enfants. Il y a eu également de grandes expositions. Cette  activité s’est déroulée dans un contexte particulier où il n’y avait pas  une atmosphère festive parce que nous avons été tous secoués mentalement et physiquement par la pandémie.

Quid alors des nouveautés de cette année?

Cette année, nous avons décidé de faire autre chose. D’abord, le fait que le Maroc ait fait quand même un effort reconnu par le monde entier pour apaiser l’impact de la pandémie ; nous a encouragés pour continuer cette aventure. Ça nous a également encouragés à réfléchir sur un Moussem divisé cette fois-ci en deux sessions ; une session festival et une autre d’automne.

Pourquoi un tel choix?

C’est la première fois qu’on fait quelque chose en automne. La session de l’été nous l’avons consacrée à l’art plastique. Les gens venaient profiter de l’art et de la peinture murale. L’autre partie organisée en automne est consacrée à l’université ouverte Al Mouatamid Ibn Abbad baptisée auparavant l’Université d’été. L’organisation de cette session est  une grande réussite, surtout de l’avoir organisée en cette saison parce que nous avons un pays très beau avec des saisons très distinguées. J’ai pensé d’ailleurs à cette idée de diviser le Moussem vu la densité des programmes. Chez nous, tout se faisait  en été, et ça continue de se faire en cette saison comme si la culture et le Maroc ne pourraient s’organiser qu’en été.

Et c’est peut-être une occasion de créer une dynamique culturelle et touristique en cette saison «morte» pour certains?

Il y a une dynamique en automne. Il y a des visiteurs. Il y a une nouvelle activité économique dans les hôtels, les restaurants, les cafés… et c’est une très bonne chose.

Le Moussem est plus qu’un événement culturel, mais une plateforme fédératrice qui réunit les intellectuels des quatre coins du monde sachant que l’intelligentsia s’est retirée de la scène et des milieux à la fois politique et culturel. Quels rôles peuvent jouer ces manifestations en ces temps figés et mitigés?

C’est un constat : il y a des préoccupations qui sont universelles. On a constaté aussi que l’intelligentsia s’est retirée de l’action politique. C’est-à-dire qu’on ne voit plus des figures de la réflexion, des penseurs, des gens de la pensée qui s’engagent aussi dans la politique. Pourquoi? Secundo, il est très évident que chaque région a ses raisons.

 Il y a des facteurs dominants qui ont créé cette situation sur les différents domaines économique et sociaux, entre autres. L’argent devient peut-être aussi un but à réaliser. Il y a aussi les questions de la confiance et de la bonne gouvernance. C’est une bonne chose de voir ces sujets débattus par la multitude des gens de différents backgrounds culturels, de différents intérêts politiques et autres. C’est exactement le butd’Assilah: créer cette plateforme ouverte et dédiée au dialogue, à l’échange dans notre pays.

Il faut dire que fédérer est aussi ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, notamment dans un contexte où il y a une montée en puissance des  discours populistes et de l’extrême droite qui menacent les démocraties un peu partout dans le monde.  Qu’en dites-vous?

En effet, c’est l’une des idées qui ont été très débattues lors de l’une de nos  conférences organisée dans le cadre de cette session. Le populisme est un problème universel où les réseaux sociaux qui deviennent  une « presse » qui reflète les positions des uns et des autres, et  qui manquent parfois de preuves. Ils y sont pour quelque chose.

J’espère que la nouvelle génération se rend compte qu’on ne peut pas vivre dans le désordre d’idées et d’actions.  On ne peut pas voir que ce côté sombre de la chose, mais il y a aussi un côté lumineux. Je pense qu’il y a des réformes qui se font, mais il est également certain que la démocratie électorale, représentative telle qu’elle est pratiquée, est appelée à être réviser dans le contexte de l’évolution technologique, idéologique et du changement du monde qui n’a jamais connu tant de déplacements des êtres humains qui bougent avec leurs cultures, idées, traditions, coutumes. Tout cela se reflète d’une manière et d’une autre  sur les institutions.

Dans ce cadre, la représentativité est elle toujours valable ? Les députés, les conseillers régionaux, les conseillers communaux sont-ils représentatifs,  sachant que les gens s’expriment directement dans les réseaux sociaux ?

On est dans une phase évolutive qui n’est pas limitée à un pays, une région ou une culture. Les médias ont fédéré beaucoup d’idées qui ne sont pas parfois compatibles avec la façon de vivre de la personne ou de la communauté.

Au Maroc, il y a actuellement ce grand débat sur les industries culturelles et créatives. C’est un grand chantier qui nécessite l’intervention de tous les acteurs concernés. Qu’en pensez-vous?

J’étais le premier à utiliser le terme des industries cultures même un peu avant d’être ministre. Je me suis toujours dit que la culture est une ressource, une source créatrice de revenus. Aujourd’hui, la culture est devenue dans le monde une source industrielle parce qu’il y a des pays qui y vivent comme l’Egypte qui a investi davantage dans le cinéma, l’édition, la musique… Les industries culturelles ont toujours été importantes, encore plus aujourd’hui. Je ne pense pas qu’une personne qui va dans un pays ne dépense pas 30 à 40 % de toutes les dépenses dans la culture, commençant par exemple par la carte postale, le film, le disque… Il y a aussi un domaine auquel il faut qu’on fasse attention, c’est celui de la formation des animateurs et des guides en matière de l’histoire et du patrimoine. Il faut qu’il y ait aussi des centres de formation en matière de l’animation culturelle.

Mohamed Melehi, figure emblématique de la modernité picturale et artistique nationale, nous a quittés il y a un an. Un témoignage sur ce grand artiste…

Nous avons été élevés ensemble de l’école primaire jusqu’à sa disparition. Nous avons voyagé ensemble, nous avons commencé cette action d’Assilah ensemble. Melehi est un pionnier de l’art contemporain au Maroc, mais un art lié pour la première fois au patrimoine du pays, notamment en matière de l’artisanat. C’est-à-dire l’art populaire. Melehi était le premier à ma connaissance, à découvrir ou faire découvrir les dimensions artistiques de notre créativité populaire. Ensemble, nous avions fait une revue culturelle « Intégral ». A l’époque, j’étais à Rome, lui au Maroc.  Les artistes tels que Belkahia, Miloud Labied, Kacimi, le groupe de Casablanca qui est devenu le groupe d’Assilah, en 1978,  ont fait la première peinture murale dans la ville. C’est Melehi aussi qui a eu l’idée de faire la première exposition dans un souk à Jemaa el-Fna. Il était à mon sens, un pédagogue avec une pédagogie assez particulière.  C’était un homme zen, il ne parlait pas beaucoup, mais il avait une façon de voir comment enseigner l’art, comment le conserver également. Car l’idée du musée n’était pas toujours la meilleure façon de voir la conservation d’art. Il a laissé des traces, certainement. Les critiques d’art et les historiens peuvent en dire davantage à ce propos.

Et votre amitié…?

Melehi était un ami, un frère,un compagnon. Il reste le pionnier, pas un des pionniers, mais le pionnier. Il est vrai qu’il y avait Gharbaoui, Cherkaoui, mais Mohamed Melehi avait une dimension assez unique. Il était aussi un intellectuel. Il a vécu toute sa vie contrairement à beaucoup d’autres dans un milieu intellectuel assez important. Nous avons tous vécu à New York dans un milieu d’écrivains, d’artistes…Melehi était à Paris un certain temps alors que moi j’étais au Caire, mais on se voyait à Rome, à Séville. Ce n’est pas l’artiste classique qui est dans son studio qui fait de la peinture. Attention je ne suis pas en train de diminuer l’importance de l’artiste classique ; c’est juste pour vous dire qu’il a vécu quelque chose de plus. Il a fréquenté le monde, il a fréquenté la contemporanéité dans sa peinture par le biais de la vision. Lorsque nous étions aux Etats-Unis dans les années soixante, c’était la vague du pop art et the Beatles.  C’était une nouvelle renaissance d’art, et Melehi retournait au Maroc avec tout ça!

Assilah est une ville lumineuse où l’histoire dialogue avec la beauté et l’art. Il faut dire aussi  que la  volonté royale de restaurer les anciennes médinas, de sauvegarder le patrimoine, de rénover et de donner une nouvelle vie aux cités a motivé les acteurs culturels à continuer sur la même voix. Qu’en pensez-vous?

Je dois dire que le facteur essentiel de cette manifestation culturelle d’Assilah qui existe depuis des années, réside dans la présidence de Sa Majesté lorsqu’il était prince héritier, à l’âge de 15 ans, il est venu à Assilah.

Et depuis, il a accepté d’être notre président d’honneur. C’est un facteur très important parce que ce que nous avions commencé, Melehi et moi, étions nouveau. Il fallait alors tout restaurer, surtout peindre les murailles dans un patelin où il n’y avait rien, où le patrimoine était totalement en ruine…

Sa Majesté venait plusieurs fois inaugurer des projets, il suit, il soutient…, et c’est ça la force des choses. Quand il y a des chefs d’Etat qui s’occupent de la culture, soyez sûrs que le pays est sur la bonne voie. Le Roi a édifié de grands projets culturels qui n’existaient pans, comme les grands théâtres, la bibliothèque nationale, les musées… et ce n’est que le départ.  A mon avis, il faut s’occuper de l’être humain, de sa culture. C’est essentiel.  On fait ce qu’on peut!

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