Par Abdeslam Seddiki
Les financements sont dits « innovants » dans la mesure où ils s’appuient sur des mécanismes financiers alternatifs qui complètent ou remplacent les sources de financement traditionnelles, comme les subventions publiques ou les emprunts bancaires classiques. Ces financements sont souvent utilisés pour soutenir des projets d’intérêt public, de développement durable, ou des initiatives nécessitant des fonds considérables, par exemple dans les domaines de la santé, de l’éducation, ou de l’environnement.
Cette technique est couramment utilisée par les entreprises et prend plusieurs formes telles que : le financement participatif (crowdfunding), les obligations vertes et sociales, le financement par la blockchain et les cryptomonnaies, le capital-risque (venture capital) et le capital-investissement, le microcrédit, les partenariats public-privé (PPP)…
Les Etats ont eu recours à ce type de financement pour faire face au déficit budgétaire et éviter le recours à l’endettement classique. C’est ce que fait le Maroc depuis 2019 à travers la monétisation d’actifs publics en procédant aux opérations dites « lease-back », ou cession-bail. Cette technique signifie que l’Etat (ou l’entreprise) vend ses immobilisations à une banque ou un organisme institutionnel d’épargne, puis il les prend en location passant ainsi de statut de propriétaire au statut de simple locataire. Si un tel outil a des avantages reconnus, il présente néanmoins des risques à moyen et long terme comme on le verra par la suite.
Les avantages résident dans le fait que l’Etat dispose rapidement de liquidités pour continuer à investir dans des projets stratégiques tout en limitant son recours à l’endettement. Un exemple courant : la cession par l’Etat des CHU à la CMR moyennant un prix de 5 MM DH. A travers cette technique, le Maroc a pu mobiliser la somme de 55 MM DH dont 25 MM DH en 2023 et 30 MM DH prévus pour l’année en cours.
Cependant, cette technique suscite certaines critiques émanant de différents milieux, y compris de Bank AL Maghrib. Ainsi, interpellé sur le sujet, Le Wali de BAM a été on ne peut plus clair en plaidant pour leur encadrement au même titre que les privatisations dans la mesure où ces financements sont considérés comme des recettes courantes selon les normes du FMI et nécessitent, comme telles, une gestion rigoureuse pour éviter tout déséquilibre budgétaire futur.
Il n’a pas manqué de mettre en garde contre les risques potentiels liés aux montants de plus en plus élevés en jeu « les volumes croissants impliquent une nécessité de leur encadrement.IL s’agirait aussi de clarifier les situations où certains acteurs pourraient devenir propriétaires à la fin des contrats, tandis que d’autres ne le deviendraient pas »
Par ailleurs, précise le Wali, il faut « anticiper les implications des volumes de loyers à venir sur les charges courantes de l’Etat ». Aussi, il y a des conséquences sur le marché obligataire notamment sous forme d’effet d’éviction : « lorsque l’Etat opte pour des mécanismes de financement innovants, il sollicite des organismes institutionnels d’épargne, réduisant ainsi leur participation aux émissions des Bons de Trésor. Cela pourrait compromettre ses propres intérêts ». (Boursenews, 26 juin 2024)
De son côté, La Banque Mondiale dans son dernier rapport sur le Maroc a fait part des mêmes interrogations en soulignant : « Les opérations de financement innovants (vente et crédit-bail, sale and lease back en anglais) créent un flux d’obligations de paiement futures de l’État. Les détails de ces transactions ne sont pas rendus publics, mais pourraient entraîner une augmentation des dépenses courantes en raison du paiement des loyers pour les actifs concernés.
Ces transactions représentent des recettes non récurrentes et, lorsqu’on évalue les soldes budgétaires structurels, l’idée selon laquelle le déficit budgétaire postpandémie s’est amélioré devient plus nuancée ». Et la BM d’ajouter :
« Bien que cette approche puisse se justifier au regard de la série de chocs exogènes qu’a subie l’économie marocaine au cours des dernières années et de la nécessité de soutenir l’investissement public, il sera important de continuer à suivre de près comment cet outil est utilisé et son impact, tout en assurant une transparence totale à son sujet. Selon les autorités, les éditions prochaines du document programmation budgétaire triennale (publiées en même temps que la loi de finances) fourniront des informations supplémentaires sur l’impact budgétaire des opérations de financement innovant. » (Rapport de la BM sur le Maroc, été 2024)
Dans le même ordre d’idées, l’Agence de notation Fitch Riting ne dit pas le contraire. Elle n’a pas manqué de relever dans une note publiée le 17 juillet, le rôle croissant des « financements innovants » dans la stratégie budgétaire du Maroc. Bien que ces mécanismes aient renforcé les recettes depuis 2019, l’agence de notation prévient qu’ils pourraient compromettre la consolidation budgétaire à long terme en raison de leur nature souvent ponctuelle et de leur impact incertain sur les finances publiques. Fitch recommande ainsi une transition vers des sources de revenus plus durables pour assurer une consolidation budgétaire pérenne.
Globalement, on reproche à cette technique son manque de transparence et ses résultats incertains en fin de parcours. Ainsi, le gouvernement agit en « catimini » et dans le secret absolu tout en se vantant d’avoir vendu un patrimoine public édifié par l’argent du contribuable. En principe, une opération de cette nature, qui n’est autre qu’une privatisation déguisée, aurait nécessité une autorisation parlementaire moyennant un vote démocratique et transparent au sein de l’hémicycle sur la base d’un texte de loi. Cette prérogative parlementaire a été confisquée par le gouvernement. Et qui plus est, aucun parlementaire n’a levé le petit doigt pour rappeler le gouvernement à l’ordre. Il a fallu que le Gouverneur de Bank AL Maghrib et des institutions internationales le fassent.
L’Etat ne doit pas se comporter comme une simple entreprise. Les règles de gestion publique différent sensiblement et fondamentalement de celles qui s’appliquent au niveau de l’entreprise. Ainsi, l’Etat n’a pas le droit de se comporter en acteur unique sans avoir l’aval du parlement dont il tire sa légitimité. Par exemple, quand l’Etat procède à la cession des CHU à la CMR sans se référer au préalable au parlement et sans un débat national, il s’installe dans la zone de non droit. Ces entités publiques qui ont été édifiées grâce à l’argent du contribuable font partie du patrimoine public. Les céder dans des conditions peu transparentes, fut-ce à un établissement public, constitue une violation de la loi.
Le parlement peut toujours se rattraper lors de l’examen du prochain projet de loi de finances. Il devrait exiger du gouvernement de présenter une note détaillée sur ces financements innovants : liste et localisation des immobilisations cédées, contrats de vente pour savoir s’il s’agit d’une vente définitive ou d’une vente avec option de rachat à la fin de la période de bail, modalités d’affectation de ces sommes mobilisées, le montant des loyers des immobilisations cédées … Il y va du respect des règles élémentaires en démocratie.