Ode au patrimoine berbère au rythme envoûtant des voix

Sidi Abdellah Abdelmalki

Par Abdelouahad Zaari Jabiri

La belle aventure de Sidi Abdellah Abdelmalki commença sur la rue du maure qui trompe son ennui, en contemplant l’oiseau de mer, qui vient à point nommé lui raconter le conte à rebours du cimetière rêveur se remémorant ses palmes et blessures. Mais un beau jour, il se sent comblé, comme si un appel tendre et passionné d’outre-tombe venait apaiser la peine du poète en lui susurrant : «je t’offrirai une rose» immarcescible, hymne roboratif de reconnaissance. Ainsi revigoré,  le poète entonne encore un chant  au rythme des voix envoûtantes.

Comme son titre l’indique, le livre de l’auteur est polyphonique, dans la mesure où on y entend, au fil de la lecture, résonner plusieurs voix : la voix des gens du village, celle de l’oued (personnage anthropomorphisé) la voix du père, la voix de la statue ; mais  la voix la plus audible est celle du marchand de rêves dans la plupart des textes  construits,  selon le procédé de la mise en abyme, autour de la thématique de la chute.

Dès l’incipit de la deuxième partie du livre on assiste, à la chute onirique vertigineuse dans le vide, d’un enfant, à la suite de sa circoncision, sorte de rite initiatique douloureux. Mais à peine l’enfant tente-t-il d’oublier cette chute, qu’il en fait une autre autrement plus éprouvante : il marchait sur un muret quand il perdit l’équilibre, se cognant l’épaule violemment contre  le sol.

Le narrateur évoque aussi la chute d’Œdipe par le regard, lequel regard est un symbole sexuel par excellence. Ce regard est aussi à l’origine de la chute d’Adam victime de sa vulnérabilité. Toujours est-il que Abdelmalki juge ce mot de chute, dans le cas d’Adam, quelque peu inapproprié, pour des raisons largement détaillées dans le texte. La chute renvoie aussi aux régimes usurpateurs, dictatoriaux et asservissants que l’auteur analyse en donnant des exemples très édifiants.  Elle est aussi symbolisée, dans la deuxième partie du texte, par la statue estropiée de la reine Africa.

«Bacharité» ou manque de charité

Mais la chute la plus vertigineuse n’est autre que celle, pour reprendre le terme forgé par  l’auteur,  de la «bacharité» qui a perdu le sens  des valeurs sociales, corrélée à la faillite du système éducatif et de l’autorité parentale. En outre, cette «bacharité» fait cyniquement fi du principe de charité, vertu théologale s’il en est.

Le patrimoine du sud en déperdition

Il y a quelques années les villageois se rendait à l’oued pour se divertir, ou bien pour s’amuser à l’occasion des fêtes de mariage ou de circoncision en entonnant des chants berbères. D’aucuns considéraient même l’oued comme un fidèle compagnon auprès duquel on pouvait s’épancher sans soucis : «les habitants du village qui se sentaient mal à l’aise ou qui exprimaient le désir de se confier sans s’exposer à la trahison trouvaient dans l’oued le refuge idéal, l’ami intime. C’est pourquoi il était également l’espace de la fuite et de la fugue, de la quête et de l’attente, de la solitude et de l’amour».

Hélas, la vallée enchanteresse de Moulwiya n’est  plus qu’un lointain souvenir maintenant, l’émergence de la modernité ayant complétement défiguré les paysages : « L’oued devenu source de pollution, on évitait de s’y rendre comme auparavant pour pique-niquer, se baigner ou pêcher…A cause de la bêtise humaine, de l’ignorance des uns et de la négligence des autres, l’oued perdait ainsi son aspect attractif et attrayant. Il agonisait, le poisson avec. On avait tué l’oued. On respirait de loin l’odeur du cadavre qui emplissait l’atmosphère».

La solidarité et la tolérance

Ces deux valeurs, qui nous  font cruellement défaut maintenant, ont bel et bien existé  dans le village de Ja’j Ighrem où les gens vivaient en parfaite symbiose tout en respectant les autres dans leur altérité, même les prostituées, qui à l’occasion peuvent aussi devenir des Chikhaites , avaient droit de cité parmi eux; tantôt  adulées , tantôt  honnies, Ces personnages ont un statut ambigu dans notre société,  comme l’a remarqué Mahi Binebine dans son dernier roman, Rue du pardon, en 2019 ou encore Meryem Alaoui dans son premier roman La vérité sort de la bouche du cheval, en 2018. Aussi, n’est-il pas étonnant que le marchand de rêves, épicurien s’il en est,  ait composé un joli poème pour les réhabiliter :

Dans mon quartier
Au seuil d’une porte marquée
Un corps debout
Flirte avec les rais du soleil époux
Cherchant l’étreinte du soleil
Le corps traversé s’émerveille
Pris dans une transe magique
S’agenouille
Bras devant la danse
Une descente lentement secouée par le vent
Force des ténèbres de la féminité
S’illumine devant la virilité
Jalouse
Finale du silex et du feu
Ce chant de bénédiction de l’eau jaillissant tout feu
Au goût amer des émanations du soleil

Toutefois, le marchand de rêves nous met bien en garde contre la propension à la luxure et à la débauche :

«Ceux qui ne mesuraient pas alors leurs fréquentations des prostituées risquaient d’avoir celles-ci collées à leur peau ou d’attraper tôt ou tard une maladie vénérienne. Certains fils de notables, aveuglés par le privilège d’être nés riches, s’enorgueillissaient d’avoir des maîtresses, mais finissaient par le payer cher. Car entretenir une prostituée, c’était comme signer son arrêt de faillite ; et les exemples ne manquaient pas».

Les années fastes de L’enseignement

Le marchand de rêves  évoque le rôle capital que jouait le fquih dans la vie des gens. Principale source du savoir, non seulement il apprenait aux enfants le coran, mais aussi le b.a.-ba de la langue. Force nous est de constater que la figure de ce personnage ici tranche totalement avec celle véhiculée par la plupart des écrivains marocains de la première génération, qui dénigraient le fquih en l’accusant de tous les maux. Tel est le cas d’Ahmed serfoui, dans son roman La boîte à merveilles :

«Le MARDI, jour néfaste pour les élèves du Msid, me laisse dans la bouche un goût d’amertume. Tous les mardis sont pour moi couleur de cendre…
Le matin, je me rendis au Msid selon mon habitude. Le fqih avait son regard de tous les mardis.

Se yeux n’étaient perméables à aucune pitié. Je décrochai ma planchette et me  mis à ânonner les deux ou trois versets qui y étaient écrits.
A six ans, j’avais déjà conscience de l’hostilité du monde et de ma fragilité. Je connaissais la peur, je connaissais la souffrance de la chair au contact de la baguette de cognassier».

Non seulement l’auteur réhabilite le koutab, mais il tient aussi à rendre un bel hommage au fquih qui jouait le rôle d’éducateur et de pédagogue avant la lettre, si bien que celui-ci appliquait, sans qu’il le sût, la méthode Montessori,  qui reposait sur l’apprentissage ludique en plein air. Cet hommage n’est  pas sans nous rappeler celui qu’Albert Camus, une fois nobélisé en 1957,  a rendu à son premier instituteur Louis Germain :

«J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève».

Le narrateur-auteur nous rappelle que cette période faste de l’enseignement ne fit pas long feu. Aussi, Les bras ballants, assiste-t-il au naufrage du système éducatif et de l’école publique, qui se voit complétement phagocytée par le secteur privé, pour des raisons éloquemment explicitées dans le livre.

Croisement du littéraire et du philosophique :

Certains textes peuvent être perçus comme un traité de philosophie, notamment les deux premiers, de la deuxième partie du livre, intitulés «La chute» et «La boutique» où l’auteur aborde la thématique de la liberté, la justice, le libre arbitre, en citant Pascal, Socrate, les mythes d’Œdipe et Sisyphe.

Le jihad expliqué par l’auteur :

Par ailleurs, Abdelmalki  s’appesantit sur le thème du jihad qu’il conçoit comme un combat que l’individu mène contre lui-même, pour se délivrer de ses turpitudes,  et non pas un combat  contre les autres. Cette conception nous rappelle celle de Fouad Laroui dans son essai  De l’islamisme, une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, en 2006 et aussi dans son roman, Ce vain combat que tu livres au monde, en 2016.

Littérature ou «lis tes ratures»

L’auteur met encore sa blouse d’enseignant, fort de son érudition et de sa longue expérience dans le domaine, pour nous expliquer l’origine de la littérature et ses enjeux au fil des siècles (le récit, le mythe, la fable…), à travers un texte  passionnant, qu’on peut qualifier d’allégorie ou de fable philosophique.

Hélas, avec le déclin de l’enseignement cette littérature cède la place à l’expression «lis tes ratures» pour ne pas dire tes ratages.

La nomophobie

Il s’agit là d’un phénomène très répandu à l’ère du digital, l’auteur nous en explique les enjeux à travers la nouvelle «Nouvelle passion» :

«Mon épouse a découvert mon nouvel amour… Ainsi elle brûlait de jalousie à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde… Désormais, elle vit dans une inquiétude interminable… Désormais, si elle me laissait un instant au lit ou au bureau, elle revenait vers moi à la vitesse de l’éclair pour me dévisager longuement, et considérer mon portable…».

Aussi, pour ne pas spoiler l’œuvre de Sidi Abdellah Abdelmalki, Au rythme des voix, qu’on peut considérer comme une sorte d’OLNI ( objet livresque non identifié) où les frontières entre les différents genres littéraires sont complètement brouillés, convions-nous le lectorat à découvrir cet ouvrage, une sorte de voyage passionnant au cours duquel on peut partager quelques interrogations de l’auteur sur des sujets philosophiques, religieux, sociaux, pédagogiques. C’est l’occasion aussi de découvrir le patrimoine du sud du Maroc, avec ses chants, ses proverbes,  ses rites, ses superstitions…

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