Ou la poétique du spectre des années noires

Tkoulia, l’attente de Kamal Abderrahim

Bernoussi Saltani

(Frankfurt am Main)

Un roman vient de voir le jour chez Amzon Fulfillment en février 2020. Son auteur est Abderrahim Kamal, son titre est Tkoulia, l’attente, son temps narratif : la fin de l’année 1990, son temps référentiel : les années de plomb, ses espaces : principalement Meknès mais aussi Casablanca et Fès, sa forme : une poétique politique qui va de la farce à la tragédie.

Quand un narrateur-scripteur, un  écorché vif, se saisit de la plume  pour se livrer à une écriture tripale qui remue le couteau dans la plaie des années de plomb à travers quelques figures qui les ont subies de plein fouet, ce n’est pas le chercheur universitaire Kamal Abderrahim qui écrit. Ce n’est pas le spécialiste de Claude Simon, de Roland Barthes, de la littérature marocaine de langue française, des arts plastique et photographique marocains qui change de plume. C’est une conscience meurtrie par la violence vexatoire endurée par les rares forces vives du pays pendant des décennies, dans un silence national et international effrayant et par les comportements et les propos prudhommesques, voire vénales de certains pseudo- intellectuels, qui nous interpelle et met en doute notre attente factice de vivre dignement en «nous indignant» en toute liberté. Sous sa plume, l’univers romanesque  fictionalise une géographie humaine marocaine avec des personnages hautement colorés qui agissent pour la plupart contre les rêves et les utopies du pays.

Il faut tout d’abord noter que ce roman ne vient pas juste d’arriver à terme pour être publié. C’est un tapuscrit parmi plusieurs d’autres que Abderrahim Kamal, sous la demande pressante des amis qui ont eu la chance de le lire, vient de prendre la décision de rendre extime et donc de l’offrir au public, dans un style qui relève de la vie-écriture. Et l’on se demande si c’est l’écriture qui réfléchit /sur/la vie où si c’est la vie qui ne peut être vie qu’incarnée par l’écriture, c’est-à-dire une fée/sirène qui ne relâche son lecteur qu’après l’avoir séduit. C’est, symboliquement ce que dit le peintre Younous, un des personnages étranges du roman à l’artiste peintre étrange Zahra : «ça c’est de la peinture, ça c’est de la pensée ; est-ce que tu sais que tu es la seule femme au Maroc à faire du nu féminin ? Du féminin tragique ! Loin de cette image de la femme belle, sensuelle et tout le tralala !» (p.123). Une vie-écriture qui est à la fois une pensée, une peinture, un reflet et une poétique.

Tkoulia, l’ attente est un hurlement en sourdine, un cri de vérité sociale et de beauté littéraire de cette conscience écrivante qui transforme le réel en un récit métamorphosable en narration multigenre :  contique, mythique, filmique ou cinématographique, dramatique, romanesque voire en bande dessinée ou en peinture. D’ailleurs le roman est une vraie galerie de portraits, mais des portraits animés par une plume et des pinceaux féériques qui apparentent la fiction au monde du réalisme magique. Les peintres d’ailleurs y sont légion tels les artistes originaux Mouhoub, Younous, Zahra, Houcine, Gharbany, sans compter les faux peintres  opportunistes et cartepostalisants. Des premiers, l’écrivain Kamal Abderrahim, qui connaît bien le milieu de l’art plastique, esquisse  des portraits qui cernent et épuisent en eux toutes les nuances de la force et de l’amertume ; des seconds, des masques dont l’obverse et le revers polarisent la bassesse et la cupidité.

L’interchangeabilité dans le titre – une véritable trouvaille – entre Tkoulia, substantif français darijasé ou arabisé et l’attente, mot purement français mais thème hautement cultivé dans notre culture arabo-amazighe marocaine, de la tête aux pieds, nous fait glisser du comique au tragique, c’est-à-dire du quotidien au destin, de l’accidentel à «l’essentiel » de notre Tkoulia nationale. L’attente, un mot fécond et cultivé dans le roman par marcottage, se retrouve souvent dans le texte avant de prendre figure humaine et se faire personnifier par les attentistes :

«Un attentisme cruel » (p.19)- «C’est mieux que l’attente» (p. 27) – «La douleur d’exister dans l’attente» (p.29) – L’attente un état normal (p. 32) – Après leur libération il y six ans maintenant, Hassan vit dans l’attente corrosive (p.61) – «Un siècle d’attente » (p.69) – «Les mots de l’éternelle attente» (p. 72) – «Après de longs mois d’attente faite de peurs, de terreur subie par elle Amina, la sœur de  Abdelali porté disparu, ses parents, ses voisins…» (p. 88) – «Les attentistes» (p. 95).

Pour peu qu’on se connaisse un peu en mécanique auto, Tkoulia est la pire des choses qui puisse arriver à un moteur quand ses bielles ne peuvent plus transmettre leurs mouvements aux autres pièces. Il y a donc arrêt, hiatus voire fracture et par conséquent immobilisme et attente. Transposé sur le plan humain ou citoyen, ce détraquement engendre une tératogénie mentale et sociale pernicieuse et fait pulluler toutes sortes de profiteurs, de faussaires, de donneurs de solution et d’espoir et de faux-frères à une société qui ne sait à quel « Croire » se vouer. La Tkoulia et l’Attente cohabitent, bien évidemment dans le titre. Les deux mots en font un titre double, et la virgule qui les sépare, loin de les faire  équivaloir marque plutôt un lien de cause à effet, un lien fatal.  Cette suite funeste s’impose dans le texte comme un territoire à la fois imaginaire et réel, mais aussi dans les êtres que nous sommes devenus par manque de liberté et de dignité. Il ne s’agit dans ce roman, il faut bien le souligner, ni d’existentialisme ni de métaphysique, mais tout simplement d’un problème politique devenu sociétal. Kamal Abderrahim fédère ainsi, sous un titre double et commun aux deux langages, celui de la classe populaire, du petit peuple qui vole quelques mots à la langue française qu’il connaît peu pour se l’approprier à sa guise ou par besoin et le langage de la classe cultivée qui fait montre de son savoir de la culture de l’autre : En attendant Godot,  un savoir philosophico-hégémonique. Mais vassalisant  le second titre au premier, l’auteur fait taire l’arrogance du «roman» mercantile pour écrire un texte qui consonne avec la vraie culture, le vraie savoir, les vraies figures de l’histoire marocaine, le tout porté par une langue qui est elle-même un roman, c’est-à-dire un langage anti-doxologique.

Tkoulia a sa micro-histoire dans le texte.  Ce terme est une Chataha, une sorte de danse mystique de l’esprit du « militantissime »  Hassan Elbou, ami d’enfance et co-détenu des geôles de Casablanca et de Kénitra de Abdelali, qui, pris un jour de folie dans sa cellule, le lança au visage de l’arbitraire. Abdelali le saisit au vol et le  nota dans son journal de prison, lequel journal sera confié au narrateur-confident puisque ce dernier en parle. Le narrateur doit sûrement le garder dans sa mémoire ou dans un tiroir dans l’espoir de le publier un jour.  Mais c’est là une autre histoire ! Dans l’esprit du double malchanceux et fou de Abdelali le sage, comme d’ailleurs pour ce dernier, «Tkoulia (est un) mélange d’ennui, de spleen, de vide, d’angoisse, d’amertume et de douleur, c’est-à-dire la douleur d’exister dans l’attente.» (p. 28-29). Le titre est donc l’expression d’un délire clairvoyant et maîtrisé qui signale qu’on n’est pas sorti de l’auberge du « droit et du devoir d’être mal» mais du « devoir de paraître bien », et ce, malgré  le Conseil Consultatif des Droits de l’homme (CCDH), institué en 1990, la Commision Indépendante  d’Arbitrage (CIA ), instituée en 1999 et l’Instance Equité et Réconciliation (IER), instituée elle aussi en 2004).  Ces institutions qui ont fait la joie des Marocains optimistes, nous rappellent les réflexions du Docteur Rieux à la fin de La Peste d’Albert Camus :

«Ecoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait que cette allégresse était toujours menacée, et qu’on peut lire dans les livres que la bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi…qu’il attend patiemment…, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse » (Livre de poche, p. 247)

Sauf qu’au Maroc, le bacille de l’arbitraire est insomniaque, il ne dort pas trop longtemps et se réveille souvent, comme Tkoulia, l’attente le rappelle pour la génération des marocains née dans les années soixante et soixante-dix. Ce rappel est porté par  Hassan quand il répond à une question de Abdelali relative au sens de la grève générale du vendredi 14 décembre 1990, question que ce dernier pose d’ailleurs juste pour «esquiver la douleur»  qui se saisit de lui chaque fois qu’il voit la ruine ontologique qu’est devenu son ami:

« Je n’en pense rien ! Il va y avoir du sang, de l’arbitraire mélangés à la cruauté ; comme en 65,73, 77, 81, 84 » (p. 63)

Tkoulia, l’attente est un roman qui nous met à l’abri de la littérature de circonstance et de la demande expresse avec ses thèmes à la mode de l’intégrisme, du terrorisme ou de la femme insipide, inodore et incolore mais soumise à l’homme en toute circonstance. A ce propos, les cinq femmes du roman : Souad, l’aventurière, Fatiha, la bonne, Samra, l’étudiante, Zakia, la chercheuse du père kamikaze, Zahra l’artiste peintre sont des femmes fortes, originales et qui ne se laissent pas trop marcher sur les pieds par les hommes incultes ou malades de leur virilité, des petits hommes en fait.

Tkoulia, l’attente  un livre qui n’a pas froid dans sa langue, son langage et sa littérarité. Il  sait ce qu’il faut dire et avec l’art d’un dire qui empêche d’arrêter la lecture avant qu’elle ne soit suspendue par le point final. Un roman qui « fait partie désormais de la parole qui témoigne, de la parole qui se souvient » (p. 75), de la parole qui se fait littérature, c’est-à-dire une esthétique et une esthésique, pour prévenir et inviter à la vigilance contre les romans du compromis.

Dans ce livre, la mémoire récente n’est pas que souvenirs, loin de là, elle est recherche par le romancier et par l’auteur Abderrahim Kamal de ses propres questions en vue d’exiger des réponses collectives, participatives et positives, concernant l’art et la société. Kamal écrit dans ce sens un texte en historien et artiste des mentalités qui vise à restituer une subjectivité transcendantale et collective devenue vécu et réalité quotidiens. Les mentalités de la peur, du faux-semblant, des dires contrarotatifs qui habitent les Marocains (ou selon Abdelali cette permanente trouille « que les Marocains portent en eux» depuis très longtemps), ne sont pas en voie de devenir caduques.

Kamal Abderrahim  soutient, sans que son texte  ne soit pour autant un texte ou un roman à thèse, que la plaie de la honte et de l’injustice ne guérit pas, ne guérira pas tant que la mentalité  makhzanienne et les adeptes  qu’elle a façonnés ne seront pas rééduqués par une gouvernance de la solidarité sociale et une vraie culture des droits de l’homme et du droit à la culture et à l’art. Le narrateur du roman, non nommé dans le texte, n’est pas  pour autant un être anonyme.  Il est  un personnage mêlé aux autres et fusionnant avec certains comme Abdelali, Younous  Lakhdar, Zahra, Gharbany et Lwyen  et donc les vivant de très près voire dans sa chair. Il se révèle d’une assez terrifiante mise en accusation de l’ordre établi par la terreur mais, la distance brechtienne aidant, il mue presque en narrateur de la satire. Il y a chez lui  des accents qui anticipent sur des printemps maghrébins avortés d’avance. Il braque ses feux et ses mots sur le  spectacle dégoûtant d’une société  d’intellectuels «mous» ou faux et souvent ils ont les deux tares à la fois, façonnés à leur su ou alors insu par un pouvoir arachnide ; une société dominée par l’argent, la prétention, l’arrivisme et encline à la délation. A côté de cette majorité à la «marche en crabe», comme  le personnage de Abdelali la désigne, il y a bien sûr des figures de l’abaissement refusé et qui ont le haut sens de l’abnégation, du sacrifice, de la lutte, de la sobriété et de la droiture morale et militante : Abdelali et Hassan en sont les figures de proue.

Ceci dit, je ne puis que souligner avec force, c’est un point capital de ce texte, que Tkoulia, l’attente est une œuvre d’art qui se lit aussi et surtout pour la beauté de ses images, l’adéquation de sa syntaxe aux actions, le choix de ses mots pour décrire un visage, un espace, un état d’être, une personne de l’«avoir», des scènes de séduction ou de violence, bref toute une poésie accompagne cette écriture qui décape, remue et réveille et subjugue.

Le chercheur Abderrahim Kamal porte avec intelligence et élégance son persona de romancier. Ses autres romans sont impatiemment attendus.

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