DE LA GUERRE D’AFRIQUE AU PROTECTORAT
Troisième et
dernière partie
Légende : Manuscrit d’un faqih rural (1913)
Youssef AKMIR*
Le Protectorat espagnol perçu par certains marocains de l’époque
Pour analyser la perception marocaine du Protectorat espagnol, nous nous sommes fondés sur des opinions émises par deux personnages de rang social et de formation culturelle différents. La première est celle d’un faqih et la deuxième celle d’un notable et ministre du gouvernement du khalife. Ils ont tous les deux vécu l’époque objet de cette étude et ont décrit – chacun à sa façon – les changements produits à ce moment-là par l’arrivée des Espagnols à Tétouan. Il s’agit, en définitive, de deux témoignages différents, mais dont les contenus nous permettent de reconstruire des contextes historiographiques et des phénomènes sociaux qui appartiennent à la période objet de l’étude. De même, il y a lieu de remarquer que la partialité ou l’impartialité de ces témoignages dépendaient de l’intérêt ou du désintérêt des auteurs par rapport à l’administration du Protectorat. Nous croyons donc qu’une étude historiographique de ces deux sources historiques aiderait à apprécier clairement la beauté de certaines estampes de l’ère du Protectorat et de la métamorphose subie par la société tétouanaise, après l’arrivée des Espagnols, dépeintes par ces deux personnages.
Le Protectorat vu par un faqih rural
On est surpris par la spontanéité avec
laquelle un faqih kabyle décrit dans son journal les coutumes introduites par
les espagnols suite à l’établissement du Protectorat au nord du Maroc. Il
s’agit d’une série d’impressions de quelqu’un qui «n’étant jamais sorti de
l’entourage où il est né, a été ébahi un beau jour par l’évènement
suivant : l’arrivée des Espagnols à Tétouan le 19 février 1913»[1].
C’est alors qu’il a décidé de noter tous les comportements étranges racontés par les gens sur ces étrangers chrétiens qui venaient d’arriver sur les terres de l’Islam. Le matériel historiographique et anthropologique, attrayant et substantiel, aide à formuler une vision assez réaliste sur la façon dont les Kabyles voyaient l’Espagnol, (Nasrani-Aromi). Le faqih prend note de toutes les choses étranges qu’il a vues ou dont il a entendu parler et n’hésite pas à montrer son étonnement face à de nombreux phénomènes sociaux et culturels car il les considère inouïs et différents. Il commence par nous informer dans son journal d’un fait qui n’est pas cité par d’autres sources de l’histoire du Protectorat. Il s’agit de l’ordre de désarmer la population tétouanaise et de contrôler la ville de Tétouan le lendemain de son occupation pacifique. Il disait à ce sujet :
« l’une des premières mesures adoptées par les soldats (militaires) chrétiens lorsqu’ils ont occupé Tétouan a été d’ordonner au Pacha qu’il prenne toutes les armes des Tétouanais, les laissant tous désarmés comme s’ils étaient des poules pour être sûrs de cette façon qu’ils ne les attaqueraient pas au moment où ils s’y attendraient le moins. Avant l’arrivée des musulmans à Tétouan, la tranquillité (ordre public) était assurée par une douzaine de mejaznía qui portent une xaxía (toque) du Makhzen et une simple fuxta (cravache) ; mais depuis l’arrivée des chrétiens, dans chaque quartier et à chacune des portes de la ville, il y a deux ou quatre paisa (soldats) armés d’un fusil qui vont d’un côté et de l’autre pour surveiller les mouvements des musulmans. Dans leur langue on les appelle parejas (paires) et la nuit ils sont remplacés par d’autres qui ne dorment pas ». [2]
Le faqih se montrait non moins étonné en voyant arriver à Tétouan de nouveaux moyens de transport introduits par l’Espagne. L’avion et l’automobile sont les objets qui l’ont tellement bouleversé :
« Beaucoup de gens parmi ceux qui sont venus récemment de Tétouan affirment avoir vu voler dans les airs de grands oiseaux de fer (avions), mais personne n’a su comment ils peuvent voler, en portant des personnes à bord. […] le chef des chrétiens qui ont occupé Tétouan a une espèce de barraka (baraque) de fer qui se déplace rapidement d’un endroit à l’autre sur quatre disques (roues) semblables aux meules du moulin. Dans leur langue cela s’appelle tonobir (automobile) et un soldat qu’ils appellent chawfe (chauffeur) le fait avancer (conduit) avec un deman (volant) qui tourne […] cette barraka avance toute seule sans que personne ne la tire ou ne la pousse, car elle a une makina (machine) qui marche avec de l’eau appelée gasolina (essence) ». [3]
De même, le comportement libéral dont fait preuve la femme espagnole a énormément surpris le faqih rural ; un faqih qui fait partie d’une société archaïque et patriarcale où le pouvoir avait toujours été exercé par l’homme. D’après ses commentaires, la raison pour laquelle les hommes espagnols ne réagissent pas face au comportement extrêmement extraverti de leurs femmes est due à « la viande de porc ; parce qu’elle tue toute ombre de jalousie dans le cœur de l’homme »[4]. Eh bien, quelqu’un a fait savoir au faqih que chez les espagnols de Tétouan « les hommes et les femmes se réunissent ensemble et l’homme ne ressent pas de jalousie en voyant sa femme parler avec un autre homme et même s’approcher de lui corps à corps pour danser. Cela prouve que le fait de manger de la viande de porc a tué sa jalousie »[5].
Le faqih décrivait avec étonnement des comportements et des activités ludiques exercés par les espagnols à Tétouan. C’était le cas de se réunir au kasino (casino)[6] ou de se promener l’après-midi dans les rues de la ville, en couple ou en famille, et de se mettre «à tourner et tourner encore autour de la place du Feddan de Tétouan jusque tard dans la nuit» [7]. Il disait à ce sujet :
«d’après ce que l’on dit, il y deux maisons de cette sorte à Tétouan : une où les soldats (militaires) se réunissent l’après-midi et le soir et une autre où se retrouvent ceux qui ne sont pas des soldats (civils). Là-bas ils passent leur temps à boire du vin et à jouer, se soûlant et se volant l’argent les uns aux autres.» [8]
Un autre fait méconnu jusqu’à ce moment-là était le bain d’été sur les plages de Río Martín (Martil) et de « s’allonger au soleil nus sur le sable »[9].
Conclusions
Les descriptions des évènements de guerre de 1860 réalisées par Afailal font de son Kounnach une source indispensable pour tout projet de reconstruction historiographique. La véracité et le réalisme qui caractérisent ses récits ont réussi à fasciner le lecteur avec les images fabuleuses d’un Tétouan magique auquel Afailal même donnerait le nom de « Colombe blanche » et le comparerait dans ses poèmes à Damas et Le Caire. Quant à l’œuvre de l’auteur anonyme, bien qu’il s’agisse d’un travail fait sur commande, l’impartialité avec laquelle il raconte les évènements en fait une des sources historiques les plus intéressantes de l’époque. On peut en dire de même au sujet des mémoires du faqih rural ; la naturalité et la spontanéité qui les caractérise s’expliquent par le niveau culturel modeste, exclusivement religieux, du faqih, et par son point de vue désintéressé.
En conclusion, les opinions qui se dégagent des différentes sources consultées permettent d’élaborer une nouvelle version de l’histoire du Protectorat espagnol, avec ses réalités, institutions, acteurs et expériences vécues ; dans le présent travail on a essayé de formuler ces réalités à partir de perspectives exclusivement marocaines, mais qui ne sont pas unanimes au moment de décrire ou de reconstruire les faits. Leur impartialité ou partialité dépendaient de l’auteur qui racontait les évènements et des rapports qu’il entretenait avec le Protecteur.
*Enseignant chercheur à l’université Ibn Zohr d’Agadir
[1] Le journal appartenait à l’historien et hispaniste marocain Mohammad Ibn Azzuz Hakim, qui s’est chargé de le traduire en espagnol, de le préfacer et de le faire connaître publiquement. Cf. Mohammad Ibn Azzuz Hakim (2002). Diario de un Alfaquí Rural. Tétouan : Imprimerie Al kalij Al Arabi, p.9. Voir aussi Y. AKMIR, “De la potencia invasora a la potencia protectora: la percepción de España en el norte de Marruecos (1860-1923)”, in Awraq, Revista de análisis y pensamiento sobre el mundo árabe e islámico contemporáneo, nº 5-6, Madrid, Casa Árabe, 2012, pp. 160-163.
[2] Mohammad Ibn Azzuz Hakim, op.cit., p.19.
[3] Ibid., p. 42-43.
[4] Ibid., p.31.
[5] Ibid., p. 31-32.
[6] Ibid., p. 45.
[7] Idem.
[8] Idem.
[9] Ibid., p. 33-34.