Point de vue
Par Amine Mesbahi*
Dans ce débat qui mesure entre tradition et modernité, la législation marocaine relative à la succession est bien la matière qui cristallise le mieux cette dualité. A l’heure où le Maroc a ratifié les principales conventions internationales relatives à la lutte contre toutes discriminations basées sur le genre, et ajouté à cela la Constitution de 2011 consacrant dans son article 19 que « L’Etat œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes », il subsiste tout de même dans la loi des règles successorales inégalitaires.
Loin de là l’idée de vouloir faire de la théologie, le développement ici est purement à visée juridique. Forcément, et par extension, le droit n’est pas que le résultat d’un ensemble de normes : il est la conséquence d’un phénomène social. Il est une partie d’un tout, d’un contexte et d’un environnement qui paradoxalement le crée pour s’y soumettre.
Et à l’heure actuelle, plusieurs voix s’activent pour la modernisation du droit des successions, en vue de réduire les inégalités hommes-femmes. Cette notion de modernisation est contestée, tant elle fait référence pour certains à une influence étrangère. Or, il ne faut pas confondre modernisation et occidentalisation, dénaturation ou éloignement de nos normes sociales. Il s’agit d’un dynamisme interne.
Cela est un point de discorde, surtout dans le cadre du droit de la famille, où les forces religieuses traditionnelles reprochent à la culture occidentale d’avoir emprunté le chemin vers la chute des valeurs morales et la dislocation de la famille. Ceux-là avancent l’idée que la Moudouana ne peut changer l’ordre légal des successions fixé par le livre saint : la dévolution successorale est voulue par Dieu et non fondée sur la volonté tacite du défunt.
Selon cette doctrine, le droit successoral actuel s’appuie sur une source religieuse qui serait immuable, en reprenant les paroles de Sa Majesté le Roi lors de son discours du 10 octobre 2003, à la veille de la promulgation du code de la famille actuellement en vigueur, rappelant que « Je ne peux, en Ma qualité d’Amir Al Mouminine, autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé »
Pourtant, la suite de ce même discours est tout aussi importante, rappelant qu’ « Il est nécessaire de s’inspirer des desseins de l’Islam tolérant qui honore l’Homme et prône la justice, l’égalité et la cohabitation harmonieuse, et de s’appuyer sur l’homogénéité du rite malékite, ainsi que sur l’ijtihad qui fait de l’Islam une religion adaptée à tous les lieux et toutes les époques, en vue d’élaborer un Code moderne de la Famille, en parfaite adéquation avec l’esprit de notre religion tolérante. »
Le professeur Abderrazzak Moulay Rchid, auteur de l’ouvrage « la condition de la femme au Maroc », rappelle que cette étude pose le problème du rapport et de l’ambiguïté du conflit entre authenticité et modernité et entre droit musulman et droit positif. L’élaboration d’un droit de la famille dans le sens de la modernité et de la consécration de l’égalité suppose une volonté politique capable de se remettre en cause et de dégager une nouvelle dynamique d’évolution.
La réalité est que l’élaboration du droit des successions n’est pas aussi simple qu’elle n’y parait. Dans ses Prolégomènes, Ibn Khaldoun affirme que « le partage des successions occupe une place à part dans les traités de droit … ; c’est un noble art, parce qu’il exige une réunion de connaissances dont les unes dérivent de la raison, et les autres de la Tradition ; … c’est une science très noble. »
Le véritable paradoxe est qu’en voulant dresser la religion comme prétexte face au défi de la modernité, c’est sa dimension transcendante qui fut à la base de sa révélation qui est dégradée.
La place de la femme dans l’héritage
A ce stade, un point historique est indispensable pour saisir le contenu des normes juridiques actuelles. Durant la période préislamique, la famille, dans son sens restreint, ne comprend que des membres mâles, la femme étant dépourvue de personnalité juridique. En d’autres termes, elle est un élément parmi le patrimoine de la famille, et est de la sorte « héritée » avec les biens lors de la succession. Tabari, historien arabe du 9ème siècle connu pour son tafsir du Coran, rappelle qu’ « au temps de la jahilia, lorsqu’un homme mourait, laissant une veuve, si l’héritier du défunt, père ou frère, couvrait la veuve de son manteau, il acquérait sur elle tous les droits du défunt ; il pouvait, notamment, la prendre pour épouse sans payer la dot, celle versée par le de cujus étant suffisante ».
La femme, considérée comme un être secondaire marginalisé, ne pouvait en aucun cas avoir une vocation héréditaire, comme le rappelle le dicton qui disait « quiconque n’est pas en état de monter à cheval et de se servir d’une épée ne doit rien recevoir en héritage ».
L’arrivée de l’Islam, admettant aux femmes le statut d’héritier potentiel représentait à l’époque une révolution dans ce contexte strictement patriarcal. Or, et comme l’avancent de nombreux théologiens, la perspective finale de l’islam est l’égalité successorale entre les sexes.
Le Prophète n’a pas voulu brusquer radicalement les mentalités de son temps, hostiles à l’amélioration de la condition de la femme, et se borna à aménager et humaniser leur situation. Il est toutefois nécessaire, selon cette volonté, de continuer dans cette amélioration continuellement et progressivement vers l’égalité des sexes.
Le professeur Mohamed Aziz Lahbabi, ancien doyen de l’Université Mohammed V, insiste d’ailleurs qu’« il eut été périlleux pour le succès (de l’Islam) de proclamer l’égalité absolue d’un être faible, jusqu’alors méconnu, avec un être fort, dans une société basée uniquement sur le droit de la force et de l’oppression comme l’était l’ancienne société arabe ».
La question de l’héritage par agnation (taacib)
Concernant le droit des successions positif marocain, le point créant le plus de débat est celui de l’agnation, qui permet l’application de la règle du double au mâle.
Pour répondre à cela, il faut tout d’abord bien concevoir que le système successoral musulman est le résultat de sources diverses. Le Coran en est bien évidemment une, mais qu’en partie. Pour ainsi dire, le droit successoral est aussi issu de la rencontre d’autres sources religieuses, et de coutumes et usages généralement en vigueur durant la période préislamique.
C’est le cas, entre autres, de la règle empêchant la succession entre musulmans et non-musulmans, qui est tirée d’un hadith, et, le sujet objet de nombreuses discordes, l’héritage par agnation, qui est le fait de la Sunna. Le Coran n’évoque à aucun moment les agnats comme héritiers. Pour preuve, le droit sunnite et hanafite a imposé cette catégorie de parents comme héritiers qu’une fois que ceux définis par le Coran, dits à fard, aient reçu leurs parts.
On a alors deux classes d’héritiers : ceux à fard et les agnats. Cette superposition de deux classes d’héritiers a dû contraindre les juristes à concilier deux conceptions du droit successoral qui s’emboitent, une coranique et une extra-coranique. La dévolution des quotes-parts des héritiers dépend de l’interaction entre eux, suivant plusieurs degrés et échelles hiérarchiques.
Concrètement, cet enchevêtrement des normes a suscité beaucoup d’intérêt chez les mathématiciens arabes, qui consacrent à la science des quotes-parts en matière de successions plusieurs ouvrages et commentaires. D’ailleurs, cette rubrique occupe près de la moitié du livre « Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison »d’Al Khawarizmi, mathématicien perse du 9ème siècle et fondateurs des bases de l’algèbre. En fin de compte, le système successoral engendré est une construction humaine. De ce fait, il n’est pas fatalement figé et une réforme peut tout à fait être envisagée.
Droit musulman et progrès : Deux notions compatibles
Les règles religieuses ne doivent pas être vue comme étant définitives. La loi islamique elle-même autorise un certain pragmatisme. Il faut voir les prescriptions coraniques en ayant toujours à l’esprit leur caractère progressif et le contexte social. Cette approche ne signifie pas une volonté de rupture et ne remet aucunement en cause le caractère universel du message.
Il ne faut pas tomber dans le piège de l’immobilisme par une règlementation minutieuse comportant le risque de figer le droit. Il existe des principes guidant l’usage de ce droit, permettant d’appréhender ce corpus de façon dynamique et éclairée, et non de façon littérale et dogmatique. De là, l’Islam prévoit de nombreux outils et encourage l’effort de réflexion qui serait nécessaire à l’adaptation de la religion au contexte. L’adoption dans le droit de la succession marocain de la technique du radd connue de l’école hanéfite est un exemple d’ijtihad permettant l’avancée du droit positif.
Il faut aussi rappeler que les principes internationaux de défense des droits de l’Homme et les règles religieuses sont en harmonie, dans la mesure où ils promeuvent tous les deux le respect de la dignité humaine.
Enfin, rien dans le Coran n’interdit à l’homme de céder ses privilèges si c’est pour traiter la femme sur un pied d’égalité. Il en est ainsi quant à la loi du talion, où il est permis à un homme de concéder son droit, en vertu du pardon qui lui est recommandé. Par analogie, on peut affirmer que le Coran établit un minimum de droits en faveur de la femme, mais qu’il ne les limite pas pour autant. Toute innovation n’est pas condamnable. La jurisprudence musulmane admet l’innovation si elle est bonne et non blâmable.
*Doctorant en droit des successions à l’université Mohammed V – Rabat
Chercheur Boursier à l’Institut Suisse de Droit Comparé – Lausanne