Aux origines empiriques de la « mondialisation des configurations d’en bas »

Point de vue

Par Brahim Labari, Sociologue

A côté de la mondialisation « hégémonique » consacrée par les discours « officiels » portée par le grand Capital et des entreprises transnationales du CAC 40, celle que les grands ensembles géopolitiques (UE, ALENA, OMC, OCDE…) tentent en permanence de réguler et de rendre conforme à l’idéologie libérale, celle que les médias louent ou vilipendent, il en existe une autre, plus populaire, encastrée dans des circuits  informels, des gens ordinaires qui se déplacent ici et là, entre les frontières pour tirer avantage de l’ouverture des frontières et de la libre circulation des marchandises. Pour rendre compte empiriquement de cette forme de mondialisation, plusieurs taxinomies sont proposées et ont en commun d’insister sur l’empreinte transnationale et/ou informelle des personnes et des marchandises en interactions dans des espaces transfrontaliers. A ma connaissance, la « mondialisation par le bas » est une formule utilisée pour la première fois en 1999 par Alejandro Portes dans un article de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Contribution majeure en ce qu’il engage l’hypothèse selon laquelle les communautés transnationales entretenues par des migrants entrepreneurs joueraient le rôle de pionnières dans la dynamique de la mondialisation. Il écrit à cet égard qu’« en réponse au processus de mondialisation, les individus ont créé des communautés qui traversent les frontières nationales et qui, dans un sens très concret, ne se situent véritablement « ni ici ni là », mais ici et là en même temps. Les activités économiques qui sous-tendent ces communautés reposent précisément sur les différences de profits créées par les frontières. À cet égard, elles ne fonctionnent pas différemment des multinationales, à ceci près qu’elles émergent « par le bas » et que leurs activités sont le plus souvent informelles ». La mondialisation par le bas dont il est question ici est celle qui prend au sérieux la rationalité des gens ordinaires, des parties prenantes transnationales, telle cette société civile exigeante et militant pour les droits humains, de ces migrants Hommes-frontières, que Michel Peraldi a repérés et étudiés dans des espaces tels ces cités globales à l’instar d’Istanbul, à la suite de Saskia Sassen qui a forgé le concept de Global City comme espace des faits de la mondialisation par excellence. Ces mêmes migrants s’étant engagés dans un entrepreneuriat débrouillard entrevue et étudiés par Alain Tarrius en se focalisant sur le cas des Marocains et des Afghans. Cet auteur désigne ces « commerçants nomades », Afghans et Marocains, comme autant de passeurs de marchandises de toutes sortes d’un coin du globe à un autre à des destinataires citadins ou villageois. Ces commerçants nomades instaurent des circuits populaires transcontinentaux et sont porteurs des valeurs de proximité avec leurs clients, des relations d’hommes à hommes et dont les transactions se font de la main à la main, sinon par le truchement d’ordres de paiement instantanés bâtis sur la confiance et la loyauté. Ces commerçants nomades ont aussi la vertu de rendre accessibles aux classes populaires transnationales des produits « bon marché » d’utilité domestique ou personnelle. La même thématique a mobilisé Mohamed Madoui dans le contexte euro-nord-africain : l’entrepreneuriat migrant serait un mode de contournement du marché du travail dont certains jeunes français issus de l’immigration se sentent visiblement exclus et qu’ils vivent de plus en plus comme un espace d’expression de la discrimination. Et l’auteur de s’interroger sur la façon dont ces individus, pourtant suffisamment qualifiés mais confrontés au chômage et à la précarité de l’emploi, ont été amenés à entreprendre et à s’engager dans une entreprise aussi périlleuse et risquée que la création d’entreprise. Ces jeunes, au demeurant stigmatisés (de par leur spécificité culturelle, religieuse, sociale mais aussi physique), parviennent en effet à créer leur entreprise par la mobilisation des ressources telles que le capital économique, culturel, symbolique et/ou social. La recherche d’un véritable statut social est à l’arrivée l’ultime raison qui les « accule » à « travailler pour leur compte ». L’auteur livre, en connaisseur des subtilités culturelles de la population enquêtée, des observations judicieuses sur le fonctionnement du réseau familial puisqu’il est l’un des facteurs déterminants et structurants dans ce processus qui prend des allures d’un véritable parcours de combattant. Certains auteurs traitent de la « mondialisation non hégémonique ou populaire », d’autres la caractérisent comme étant celle « de la partie basse », ou encore « subalterne ou du circuit inférieur », d’aucuns pointent une mondialisation « submergée ou discrète ». En dépit de ces taxinomies différentes, il est patent de relever un autre point commun aux travaux sur la mondialisation par le bas, travaux assurés en majorité par de jeunes chercheurs géographes, anthropologues ou économistes et l’on s’en tient à la logique disciplinaire, issus essentiellement des pays du Sud et officiant parfois dans des universités du Nord : les dominantes anglophone et un tantinet hispanophone semblent structurer ces réalisations. Il s’agit des études ciblant un ensemble d’éléments qui forment l’objet générique des marchés populaires vers lesquels des centaines de personnes affluent pour s’arracher des produits en libre circulation et provenant des quatre coins du globe. Ces espaces transfrontaliers à bouillonnement humain sont le lieu des interactions entre les différents « made in somewhere » autour desquels des passeurs, des vendeurs et d’acheteurs développent des rapports sociaux. Pour les étudier, des chercheurs mobilisent principalement la méthode ethnographique qui rend compte en pointillés de ces migrants commerçants, les réseaux au sein desquels ils sont impliqués et les circuits qu’ils traversent pour créer une dynamique entrepreneuriale transnationale. Il convient de citer ici le travail ethnographique de Mathews Gordon, qui analyse le grand marché de Chungking Mansions à Hong Kong et suit les itinéraires des commerçants asiatiques et africains de l’espace d’acquisition jusqu’à celui d’écoulement.

Les recherches menées pour rendre compte de cette mondialisation de « débrouillardise » diffèrent d’un auteur à un autre mais convergent à faire ressortir un dénominateur commun qui est celui de migrants transnationaux, parties prenantes au processus de mondialisation. Il s’agit là d’une mondialisation populaire déployant son emprise dans des espaces durables à partir desquels sont fabriquées, vendues et expédiées des marchandises. En Amérique du Sud, le Paraguay est considéré comme la plaque tournante de ce commerce ; le Mexique en Amérique centrale connait également l’essor de grands marchés « informels », y compris dans la ville de Mexico. En France, la ville de Marseille offre un terrain fécond pour qui veut comprendre cette mondialisation par le bas. Ville communautarisée, globalisée, elle est le chef-lieu du commerce ethnique informel se déployant tout au long du pourtour méditerranéen. L’ouvrage-synthèse de M. Peraldi  explore les facettes de cette cité phocéenne, globale, avec ses ressources imprévues, ses communautés organisées dans des quartiers débordants de vitalité commerçante à l’instar  de Belsunce. Au Maroc, le même phénomène est observable dans des quartiers commerçants connus sous le nom générique de souks et avantageusement prisés à l’échelle du pays tant ils correspondent à une institution-culte dans la culture nord-africaine : il s’agit du Derb Omar et surtout Derb Ghellaf. Le premier abrite une forte communauté chinoise commerçante dont les produits se vendent aisément en raison des prix défiant toute concurrence. La babouche marocaine fabriquée dans l’Anti-Atlas par des artisans au savoir-faire séculaire se voit récemment concurrencée par la chinoise beaucoup moins chère. Sensible à cette nouvelle donne, un quotidien marocain alerte : « Les commerçants – et surtout les produits – marocains à Derb Omar sont peut-être une espèce menacée d’extinction. Une multiplication de commerçants chinois est en train de s’y produire. Ces derniers apprennent même la darija. Et les prix de leurs produits… Inutile même d’en parler. La concurrence est absolument déloyale. Les commerçants marocains en sont angoissés ».

Quant à Derb Ghellaf, il se distingue pour se hisser parmi les plus grands marchés de l’informel et du piratage à l’échelle du continent africain. Il fait coexister en son sein diverses communautés, en particulier chinoise et subsaharienne. Dans un dossier retentissant intitulé « Derb Ghellaf : le bazar de l’informel », la revue Economia descend au cœur de ce marché pour y mener une intéressante étude qualitative : on trouve tout à Derf Ghellaf et tout s’y négocie. Même les commerçants de nationalité autre que marocaine se prêtent au jeu de la négociation des prix. Nonobstant quelques études parcellaires, il y a sans doute de nombreuses opportunités de recherche à initier dans ce domaine si prometteur.

A la recherche des phénomènes transnationaux…

Cette mondialisation des configurations d’en bas tend à mettre en évidence la singularité des phénomènes transnationaux pour mieux en expliciter la portée en en discernant les enjeux. Cette posture, que je ne cesse de porter, relève de la sociologie de la connaissance. Elle invite à se saisir localement de ces « phénomènes transnationaux » présentés comme étant l’objet par excellence d’une sociologie de la mondialisation. Qu’est-ce que ces « phénomènes transnationaux » dans une perspective résolument sociologique ? Comment les reconnait-on distinctement du domaine des « faits sociaux », consécutivement au paradigme de l’État-Nation, chers à la sociologie classique ? Par quels prismes les saisir ? Par quelles méthodologies les identifier ? Par quelles démarches les approcher pour mieux les étudier ? Autant de questions qui appellent à la vigilance épistémologique et à la rigueur méthodologique. La mobilisation des étudiants du semestre 6 autour du cours « Sociologie du processus de la mondialisation » que j’ai conçu et dispensé au sein du département de sociologie depuis 2014, le premier cours sur la sociologie de la mondialisation à l’échelle nationale, a non seulement trait à la transmission des savoirs déployés au cœur de cette sous-discipline novice, mais tout aussi significativement l’identification de ces phénomènes sur le terrain local et la constitution des groupes pour les repérer et les étudier. Ce projet ambitieux a sensibilisé nos étudiants à la démarche sociologique des phénomènes globaux saisis dans leur complexité locale. Le cosmopolitisme méthodologique vs le nationalisme méthodologique, abordé dans le cours magistral, se mue à la faveur des enquêtes de terrain en spécifications empiriques dans une sorte de configuration « glocales ».

Top