«Aujourd’hui, la responsabilité de la philosophie et de toutes les pensées réflexives plus largement est absolument déterminante.»

Entretien exclusif  avec la philosophe Natalie Depraz 

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Natalie Depraz, spécialiste de philosophie allemande et de phénoménologie, Professeure à l’Université de Paris Nanterre et Membre Statutaire des Archives-Husserl à l’ENS-Paris, était l’une des invitées de marque de la 10ème édition des Rendez-vous de la philosophie, placée sous le thème «L’universel en tension». À la faculté des Sciences de Rabat, la philosophe a mis l’accent, samedi 16 novembre, sur un concept peu abordé dans sa discipline : « la surprise ».  Entre l’étonnement et l’événement, l’intervenante a éclairé l’extension de sa quête et, plus avant, de son enquête sur ce sujet visiblement marginalisé par les philosophes. « ‘La surprise’ est cette expérience ordinaire, implicite et le plus souvent oubliée de nos vies, alors même qu’elle est omniprésente (nous sommes surprises et surpris des dizaines de fois dans une seule journée : une rencontre imprévue dans la rue, un bruit qui me fait sursauter, une nouvelle à la radio qui me sidère). La surprise, c’est donc une façon de réinterroger radicalement une posture philosophique très dominante dans toute l’histoire de la philosophie, qui s’est construite sur un mode spéculatif et abstrait, loin de nos préoccupations quotidiennes et de nos interactions sociales. C’est à mon sens une posture fortement genrée c’est-à-dire guidée de manière majeur par un modèle masculin de la philosophie, ce qui est un fait historique, la philosophie s’est construite historiquement depuis ce modèle conceptuel et rationnel porté uniquement par des figures masculines’’, a-t-elle affirmé. Rencontre.

Al Bayane : Les rendez-vous de la philosophie est un événement singulier, un temps de réflexion marquant, où la pensée et le débat d’idées ont une place de choix. Ces rendez-vous sont également une manifestation festive et électrique attirant des jeunes, des moins jeunes et même des vieux amoureux de la philosophie, du questionnement et de l’amour de la sagesse. De prime abord, parlez-nous de votre participation à cette 10ème édition ? Comment avez-vous trouvé le public marocain ?

Natalie Depraz : C’est ma première venue, non seulement  au Maroc, mais en Afrique. Donc, pour moi, cela prend un sens particulièrement fort, dans la mesure où je découvre en arrivant ici,  en mettant le pied sur le continent africain, tout un univers et tout un espace de pensées, de cultures et de réflexions que je ne connaissais que de manière abstraite jusqu’à présent. Donc, c’est assez troublant pour moi, c’est un grand moment de rencontres, d’échanges…

À vrai dire, je suis absolument fascinée et incroyablement étonnée par le nombre de personnes qui ont participé à ces nuits. En tout cas, à Casablanca et à Rabat, comme vous le disiez, de façon complètement inter-générationnelle, il y a vraiment de très jeunes ; mais il y a aussi des personnes qui sont déjà, sans doute, insérées professionnellement dans toutes sortes d’activités. Par ailleurs, on sent qu’il y a une sorte de désir, de passion, d’appel à la réflexion philosophique, et cela se voit, c’est très tangible, par le nombre des personnes qui sont là, et la qualité d’attention, aussi, de toutes les personnes qui ont participé.  Moi, cela m’a beaucoup impressionnée ! Franchement, j’ai été saisie (surprise ). Je ne m’y attendais pas. Enfin, je n’avais pas particulièrement d’attentes, je ne savais pas très bien ce qui allait se passer, mais, à voir cette foule de personnes, c’est extrêmement rassurant. Je trouve que c’est porteur d’espoir pour la réflexion philosophique. En France, on a un contexte philosophique très compliqué parce qu’on a surtout des personnes qui font le ‘’buzz’’ dans les médias, et qui, finalement, tiennent des discours sur tout et n’importe quoi.

C’est peut-être aussi l’une des raisons de cette montée en puissance du discours populiste ?

Oui, mais je veux parler des figures philosophiques qui prennent le devant de la scène. Ce sont des figures qu’on sollicite pour parler sur n’importe quel sujet. Donc on a d’un côté ces figures-là qui sont très médiatiques et de l’autre côté on a un forum de chercheurs universitaires qui, en fait, se replie dans leur quant-à-soi et ne prennent pas la parole en public. Et, on a dès lors un éclatement entre ces deux versants de la résonance que la philosophie pourrait avoir en France. C’est pourquoi, c’est très compliqué, et c’est très problématique pour la philosophie.  Alors, je suis ravie, en fait, de voir que, peut-être c’est au Maroc, plus largement en Afrique que la philosophie va pouvoir avoir une résonance, une force et une vitalité, tandis que, en France et en Europe plus largement, elle a beaucoup de mal à se développer et, surtout, à assumer le rôle nécessaire et responsable d’une parole publique.

Ces rendez-vous nous font penser, entre autres, à l’université populaire inaugurée par Michel Onfray. Pensez-vous que c’est très important comme concept visant la promotion de la philosophie et de l’esprit critique ?

C’est vrai, tout à fait. On a aussi mis en place des cafés philosophiques, les « Cafés-Philo ».  C’est vrai qu’il y a eu plusieurs initiatives qui allaient dans ce sens d’une ouverture de la philosophie à l’ensemble de la population. Je pense que ce sont des initiatives très salutaires. Je pense qu’on a besoin de cela, on a besoin de ces espaces publics. On a des cycles de conférences publiques qui sont aménagées au sein des universités et qui accueillent finalement toutes les personnes qui s’intéressent à la philosophie sans forcément avoir fait de la philosophie à l’université.

Donc, tout cela, c’est très bien, mais, en même temps, cela ne traduit pas une situation générale, et j’ai l’impression que l’événement qui a été mis en place depuis 10 ans et dont on a fêté le dixième anniversaire à Rabat et à Casablanca, Fès et Marrakech, c’est un événement  qui manifeste une sorte de vitalité, de dynamique et d’enthousiasme pour la philosophie qui je trouve beaucoup moins partagé en France, malgré tout.

En fait, « l’universel en tension », thème de cette 10ème édition,  est très important, vu notre contexte, là où le monde traverse une période charnière marquée par des tensions géopolitiques, économiques,  identitaires, si nous osons dire. Qu’est-ce que vous en pensez ? Que veut dire « l’universel en tension » pour vous ?

C’est vrai que, ‘’l’universel en tension’’, on peut l’entendre comme universel en conflit, universel qui se sépare, qui divise, qui se fragmente…, on en a beaucoup entendu parler. Pour moi, il y a une autre signification dans cette expression de « l’universel en tension ». Je vois plutôt dans l’universel en tension quelque chose qui reflète sa dynamique et sa plasticité. Je trouve aussi qu’il est plus intéressant de le penser ainsi, de manière moins négative que positive, parce que c’est aussi comme cela qu’on peut espérer dépasser un certain nombre de difficultés qui sont liées aux divisions et qui ne cessent finalement de revenir en force à chaque fois, comme on l’a vu dans beaucoup de débats ces derniers jours. La question qui ressortait tout le temps, c’était : ‘’comment est-ce qu’on va faire pour construire une unité, une totalité à partir des divisions ? ‘’. En fait, c’est un faux problème, ce n’est pas comme cela que la question se pose. En tout cas, si on la pose de cette façon-là, évidemment, jamais, véritablement, on ne pourra rejoindre cet universel-là parce qu’en fait on partira toujours de ce qui nous divise. Donc, on aura une sorte de mouvement de dépassement, mais qui nous laissera chacun de notre côté. Alors que si on part au contraire de la dynamique même de cette tension, on nourrit un universel qui va retrouver toute sa vitalité. Moi, cela me semble beaucoup plus fécond et renouvelant de voir les choses comme cela.

Puisque vous êtes spécialiste de la philosophie allemande, nous aimerions  revenir  sur une célèbre citation de Nietzsche qui disait que « la tâche de la philosophie est de « nuire à la bêtise ». En tant que philosophe, quelles sont aujourd’hui les tâches des philosophes ?

Je pense que la philosophie de ce point de vue-là a une vraie responsabilité. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes d’ailleurs, ont une responsabilité. Je pense que toute pensée réflexive a une telle responsabilité : cela concerne aussi  les sociologues, les historiens, les économistes, les juristes,  les artistes, les écrivains. Notre capacité réflexive nous permet de réinterroger, de questionner, et donc de ne pas être passif  par rapport à ce qui nous arrive,  mais d’une certaine manière, de redonner du sens à ce qui  se produit. Donc la responsabilité de la philosophie et de toutes les pensées réflexives plus largement est absolument déterminante aujourd’hui dans notre monde, qui nous confronte effectivement à toutes sortes de pensées qui cherchent à nous diviser, et qui cherchent à opposer les gens les uns aux autres. Et c’est cela le risque majeur !

Vous avez évoqué le populisme, mais, en fait, la montée actuelle d’extrême droite, c’est exactement cela. C’est une pensée qui divise. C’est une pensée qui cherche non seulement à nous diviser les uns les autres, mais à créer en nous-mêmes de la division. Je pense que c’est la chose la plus mortifère qui puisse se produire, et la philosophie a vraiment une responsabilité pour lutter contre cela, à savoir, pour lutter contre nos divisions intérieures.

Dans votre intervention, vous avez mis l’accent sur le concept de « surprise » par contraste avec l’événement et l’étonnement. En fait, peu de philosophes mettent en avant ce type de concepts, qui restent parfois méconnus ou marginalisés. Une question très courte : pourquoi « la surprise’’ ?

Pour moi, cette dimension de la réalité est emblématique. C’est la seule façon de faire descendre la philosophie d’un piédestal trop conceptuel, trop spéculatif. Je pense d’ailleurs que cela va de pair avec ce phénomène de la division, de la séparation. Je pense aussi que, produire des concepts, c’est produire une délimitation du sens, et donc, c’est forcément s’opposer à d’autres positions philosophiques et construire une sorte de dialogue un peu abstrait et un peu factice finalement entre des auteurs qui ne vont pas pouvoir entrer en relation,  qui ne vont pas pouvoir se comprendre et qui vont rester chacun sur leur position. Et si la philosophie, c’est cela, c’est mortifère. « La surprise », c’est un micro-exemple d’un type de non-concept, qui, en réalité, nous nourrit au plus intime de nous-mêmes, et qui à partir de là nous permet de nous relier à nous-mêmes et de nous relier aux autres en deçà des concepts.

On dira alors que l’en deçà du concept, cela ne relève pas de la philosophie ;  cela relève de la littérature, cela relève de l’art, cela relève des pratiques psychologiques, psychanalytiques. On va y chercher de l’en deçà, du préconscient, de l’implicite. Mais, non en réalité, pas du tout, je pense que la philosophie a pour mission de se réapproprier cette dimension incarnée de notre existence, et que c’est uniquement à cette condition qu’on pourra justement sortir de ces cloisonnements et de ces séparations qu’engendre la pensée conceptuelle qui est une pensée catastrophique en ce qu’elle nous abstrait,  en ce qu’elle crée de l’abstraction et, par là, de l’imposition de sens, du pouvoir indû et destructeur pour celles et ceux qui ne possèdent pas le concept, qui sont rejetés dans l’impuissance.

Peut-on dire que c’est une « contre-allée » philosophique ?

Le problème, c’est que c’est à nouveau se situer « contre » et ; moi, cela ne m’intéresse pas de me situer « contre ». Ce qui m’intéresse c’est  d’avoir une proposition qui tient à partir d’elle-même et qui tient à partir de cette reconnexion à soi-même. De ce point de vue, « la surprise », c’est une façon radicale de réinterroger cette posture philosophique dominante dans toute l’histoire de la philosophie dont j’ai parlé au tout début, et qui est de fait fortement genrée, parce que toute l’histoire de la philosophie s’est construite à partir de ce modèle conceptuel rationnel porté par des figures masculines.

Cela ne signifie pas pour autant que tous les hommes ont ce genre de posture. Il y a aussi des femmes qui emboîtent le pas à cette manière extrêmement conceptualisante et découpante de penser la réalité. Évidemment, il ne faut pas penser cette distinction masculin / féminin sur un mode empirique, il faut la penser plutôt comme une modalité d’être, comme une attitude, comme une façon de se relier à la réalité. Mais, de fait, historiquement, majoritairement,  c’est vrai que l’histoire de la philosophie a été écrite par des hommes, et on peut penser qu’une histoire de philosophie écrite par des femmes prendrait assurément une autre dimension, une autre tournure. Elle nous situerait sans doute très différemment par rapport au concept, sans bien sûr renoncer au concept, mais en incarnant ce concept, en lui donnant toute sa texture, son lien organique et corporel, plutôt que de le penser comme une séparation, comme une coupure.

Vous êtes spécialiste de philosophie allemande et surtout de la phénoménologie. Et  comme vous le savez, Edmund Husserl est une figure marquante qui a marqué des générations de philosophes et de penseurs existentialistes contemporains. A vrai dire, l’empreinte de ce courant philosophique est indélébile dans la pensée humaine. Pensez-vous qu’il y aura un retour à cette philosophie phénoménologique, notamment en ces temps  où l’être humain a perdu les repères et son essence ?

Tout à fait. La phénoménologie a aussi un rôle déterminant à jouer, précisément parce que c’est une philosophie qui nous ramène à l’expérience vécue et sensible, qui nous ramène à la réalité de nos vécus, et qui nous réarrime à notre situation existentielle. Donc cela peut se situer sur le format individuel et premier de l’expérience personnelle, mais c’est aussi la situation existentielle socio-historique qui est en jeu, et c’est finalement toujours dans la relation à un vécu que se passe cet ancrage dans une situation existentielle. A cet égard, une philosophe, une phénoménologue a bien vu cela, et elle est pionnière en ce sens : il s’agit de Simone de Beauvoir.

On a besoin de cet ancrage concret dans notre expérience pour sortir des discours qui risquent encore une fois de nous opposer les uns aux autres. Pour moi, la conceptualisation à outrance est un problème grave, même si, de fait, il est évident qu’il est très important de continuer à conceptualiser, mais au sens de réfléchir, d’interroger, de ne pas entériner des préjugés ou des préconceptions sans les interroger.

La phénoménologie a une capacité radicale, originale, inaugurale d’interrogation qui est présente dès l’origine de la philosophie en fin de compte. Mais cette capacité se renouvelle avec la phénoménologie grâce à cette relation  très concrète à l’expérience qu’elle impulse pour chaque sujet lorsqu’il interroge et qu’il s’interroge à chaque moment sur le sens de ce qu’il fait.

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