« Il n’y aura pas de cinéma africain s’il n’y a pas le cinéma de chaque pays »

Entretien avec le cinéaste, Abderrahmane Sissako 

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

Abderrahmane Sissako, premier cinéaste africain à obtenir le César du meilleur réalisateur pour son long-métrage « Timbuktu » (2014), était un des invités de marque de la 21ème édition du Festival International du Film de Marrakech (FIFM). En effet, le réalisateur de « Bamako », « La vie sur terre », « En attendant le bonheur » ou encore «Black Tea», est revenu lors d’une conversation avec le public qui a eu, samedi 7 décembre, sur sa carrière assez riche, sa vision du monde et les questions qui hantent ses œuvres. Cinéaste de renommée internationale, Abderrahmane Sissako, connu par son regard lucide, sa touche esthétique, ses portraits humanistes, dépeint une Afrique consciente, libre et ouverte sur le monde. Entretien.

Al Bayane : Dans vos œuvres cinématographiques, « Bamako », « la vie sur terre » ou encore « Timbuktu », il y a cette réflexion profonde sur l’Afrique. Peut-on changer la vision d’un continent par le prisme de l’image et du pouvoir du cinéma ?

Abderrahmane Sissako : Changer. Penser que le cinéma va changer. Je ne crois pas, très sincèrement.  Je pense que c’est une chose parmi tant d’autres. Voilà. Et là, le cinéma peut jouer un rôle lorsqu’il rencontre se fait, mais son objectif premier ce n’est pas de changer les choses. Je ne crois pas.

 L’Afrique est un continent méconnu, je dirais. On parle souvent d’elle, elle parle très peu d’elle-même. Et ça crée un déficit, mais c’est un déficit qui, pour moi, est pour l’autre c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’aimer l’Afrique. Elle existe, elle a son histoire, difficile. C’est une réalité.

L’Afrique est passée par beaucoup de choses, encore aujourd’hui il y a des choses qui ne sont pas normales, mais c’est un continent dynamique qui malheureusement, parfois, est réduit à une forme de média, de médiatisation sur les choses qui ne le définissent pas. Bien sûr qu’il y a des problèmes économiques qui font que les gens partent. Au Maroc, à titre d’exemple, vous pouvez rencontrer souvent des immigrés qui sont candidats à l’aventure, mais la jeunesse africaine, la dynamique, elle est en Afrique.  Elle travaille.

Qu’en est-il du cinéma dans ce continent ? Que manque-t-il véritablement pour que l’Afrique puisse décoller dans ce domaine ?

Certains essaient de faire des films, pas facilement, parce qu’il n’y a pas une vision dans les pays de façon générale. C’est dommage et triste parce qu’il y a des pays encore en Afrique qui font un film par an ou qui font tous les dix ans. C’est une réalité qu’il faut changer. Il doit changer localement parce qu’il n’y aura pas de cinéma africain s’il n’y a pas de cinéma de chaque pays. Si l’Iran existe dans le cinéma mondial, c’est parce qu’il y a un cinéma iranien qui sait faire à l’intérieur du pays par des iraniens que ce soit dans l’écriture, dans la réalisation, dans la caméra, les acteurs…

Cet exemple on peut le dire au Maroc aussi et au Maroc, il y a trente ans, il n’y avait pas autant de films marocains, mais il y a eu avec des visions, avec des gens comme Noureddine Saïl, il y a un fonds qui a été créé pour que les gens puissent faire et produire des films ici et raconter des histoires. Il y a une cinématographie qui est née, elle n’est pas parfaite, aucune cinématographie n’est parfaite, mais elle existe de plus en plus au Maroc dans une particularité c’est-à-dire que les films sont montrés dans le pays. Il y a aussi les écrans qui sont pris. C’est extrêmement important. Alors, ces changements qui sont une réalité dans le continent.

Ce qui est important dans votre démarche, c’est le fait de donner la parole aux gens pour qu’ils puissent s’exprimer, notamment dans les films « Bamako », « la vie sur terre » et « Timbuktu ». Pensez-vous que l’une des tâches des cinéastes est d’œuvrer pour une Afrique consciente afin de changer ce regard vis-à-vis de l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?

Absolument.Vous savez, il n’y a pas de peuples inconscients. Bamako, c’est ça. C’est une prise de parole. Une prise de parole d’une artiste qui crée un procès improbable. On ne peut pas faire le procès contre la Banque mondiale ou le FMI qui ont créé un système de développement qui échoue, qui appauvrit de plus en plus les pays. Mais on ne peut pas dire non, il n’y a pas de procès intenté possible. Or, l’art peut le faire.

 Pour moi, Bamako est très important dans ce sens-là ; ça montre la dignité. Bamako ne change pas, mais ça montre la dignité d’un continent, d’un peuple, c’est extrêmement important. C’est le cas aussi pour «Timbuktu » qui montre aussi qu’une armée ne sauve pas. Donc, la vraie révolution, ceux qui gagnent sur l’obscurantisme, c’est la mentalité, c’est l’esprit.

Il y a aussi cette place centrale de la femme dans votre œuvre. Son propos est souvent fort dans vos films comme le cas des femmes avocates dans le film « Bamako ». Pensez-vous que le changement en Afrique pourrait se faire par des femmes ?

Je pense que les femmes, de façon générale dans toute société, ont un rôle fort. La femme a une plage dans la société, dans toute société. Et ça c’est important que l’art montre cette force dans tous les films que j’essaie de faire. Ça s’impose presque naturellement, « Black Tea» le montre également.

Effectivement, dans le film « Black Tea », il y a la protagoniste qui a osé dire un « NON » au mariage forcé. Pourtant, ce changement commence ainsi : une prise de conscience par un acte de révolte ?  

Tout à fait. C’est difficile de s’opposer à sa société, mais elle y arrive à le faire.  Elle est seule, elle part seule. C’est très difficile. Mais, on ne peut pas emprisonner l’esprit. On voit que cette femme ne va pas accepter tout. Elle va s’imposer, elle va peut-être se fiancer à autre chose.

Une chose importante est aussi dans votre démarche de cinéaste ; cette poésie dans l’image, dans la manière de filmer les portraits humanistes des gens et surtout des beaux paysages de l’Afrique. Il y a, certes, cette cruauté du monde, du vécu, mais en parallèle, il y a cette beauté et touche esthétique du cinéaste.

Tout à fait. Je pense que c’est parce que je la vois. Il faut voir les choses. C’est une question de regard, en fait. Quand on tourne au Cap-Vert, on ne crée pas de décors. Le choix du Cap-Vert, c’était aussi de montrer une Afrique qu’on ne voit pas beaucoup. Donc, pour moi, c’était important de montrer la beauté. La beauté, elle est partout et il suffit de la voir.

 Vous citez souvent Aimé Césaire, par exemple, à la fin du film « Bamako » ou dans « La vie sur terre ». À vrai dire, il y a cette présence de ce poète majeur et bien d’autres. Que présentent ces références pour vous ?

Quand on est jeune et qu’on commence à faire des films et même après, on a besoin de s’appuyer, on a besoin de légitimité…  Ce sont presque comme des béquilles dont on a besoin. Je me sers, mais je lâche. On n’est pas percusseur de quelque chose parce que tout existe déjà, tout a existé. Donc, c’est une façon aussi pour moi de dire ça. 

Accroches :

« L’Afrique est un continent méconnu. On parle souvent d’elle, elle parle très peu d’elle-même. »

« C’est un continent dynamique qui malheureusement, parfois, est réduit à une forme de média, de médiatisation sur les choses qui ne le définissent pas. »

« Il n’y aura pas de cinéma africain s’il n’y a pas le cinéma de chaque pays. »

« Il y a trente ans, il n’y avait pas autant de films marocains, mais il y a eu avec des visions, avec des gens comme Noureddine Saïl, il y a un fonds qui a été créé pour que les gens puissent faire et produire des films ici, raconter des histoires. »

« Il n’y a pas de peuples inconscients. C’est une prise de parole. Une prise de parole d’une artiste qui crée un procès improbable. »

« C’était important de montre la beauté. La beauté, elle est partout et il suffit de la voir. »

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