Point de vue
Par Jamal Eddine Naji
Rassurez-vous, ni les manuels, ni les instituteurs n’excluent d’apprendre à nos écoliers la « Marche Verte » qui, de plus, chaque 6 novembre, domine toute la quotidienneté du pays, y compris par un jour férié sans école, quand cette date tombe un jour de semaine… Non, la Marche Verte est hors de l’école par un chiffre : 350.000… 350.000 de nos enfants déscolarisés en 2023, apprend-on officiellement…Chiffre équivalent à celui des marcheurs et marcheuses (10%) du 6 Novembre 1975 ! Ce n’est pas la magie des chiffres à retenir ici, mais leur symbolique. Voilà un chiffre qui a symbolisé et incarné, il y a 50 ans, la force, le courage et la témérité, voire l’abnégation (ingrédients constitutifs du patriotisme) pour libérer près du tiers du territoire national des griffes fascistes du régime colonial de Franco… Mais ce chiffre, le même, enchaîne maintenant nos forces vives à l’ignorance, à l’errance d’une existence au rabais, et à toutes sortes de vulnérabilités : illettrisme, chômage, pauvreté, déviances criminelles, émigration illégale et suicidaire etc.
Si vous projetez la symbolique de ce chiffre sur 50 ans, vous vous dites, faut-il une marche nationale de l’ampleur de la verte pour s’attaquer, au grand jour, sans déni, ni réformettes de satisfecit forcé ou mensonger, ni tricheries, détournements ou atermoiements, aux divers et multiples maux chroniques qui minent notre école depuis l’indépendance, il y a 68 ans ! Chaque année nous perdons une « marche verte », et chaque année cette hémorragie coûte à l’économie nationale près de 200 millions de dollars !
Nombre de pays développés se rejoignent sur l’obligation et la garantie de la scolarisation des enfants jusqu’à l’âge de 15ans (Maroc, Japon, Chine), 16 ans (France, Allemagne, Canada) et même 17 ans (Finlande) ou 18 ans (Suède). Pensez que le tiers de la population du Maroc a entre 0 et 17 ans, et concluez…sur le meilleur et le pire.
Si, sur nos 10 millions d’enfants scolarisés en 2022/2023, on relève que le taux d’achèvement du primaire pour cette année atteint 91,4%, selon le HCP, celui-ci souligne que le taux d’achèvement du cycle secondaire collégial est de 62%, contre 66,5% une année auparavant. La déscolarisation à ce niveau critique des jeunes de moins de 16 ans ou 15 ans est manifeste, et elle marche, elle va de l’avant ! Et c’est la cordée la plus dangereusement exposée aux périls de la déscolarisation.
Globalement, on enregistre un taux de déperdition important d’un cycle à l’autre ramenant la moyenne nationale de scolarisation à 87,6 % au collège et à 61,1% au lycée… « La privation et la pauvreté dans plusieurs domaines (la santé, l’éducation, l’eau et l’assainissement, le logement, la protection sociale et la communication) constituent pour beaucoup d’enfants et adolescents au Maroc un désavantage dans leur transition à la vie active, qui risque d’être transmis d’une génération à l’autre », nous explique-t-on chez nous comme depuis l’étranger ou dans les rapports des organismes internationaux. Une litanie qui dure depuis des années sans que ces secteurs incriminés ne se mobilisent et se dressent exceptionnellement et résolument pour accompagner l’existentielle « Marche » que devra faire notre école, ce champ stratégique pour le pays !
Tant de défaillances structurantes du pire, avec, pourtant- en 2023 – près de 12.000 établissements dont 6.595 en milieu rural, répartis entre 8.280 établissements au cycle primaire, 2.185 établissements au secondaire collégial et 1.444 établissements au secondaire qualifiant. Avec aussi, et surtout, la même année, 269.000 enseignants (dont 48,3% en milieu rural), répartis entre 144.088 enseignants au cycle primaire, 65.198 au secondaire collégial et 59.729 au secondaire qualifiant. Or, malgré ces chiffres, certes progressifs d’une année à une autre, néanmoins insuffisants, le taux d’abandon scolaire persiste comme un problème majeur, surtout en milieu rural, et d’une manière générale au niveau national… « Il reste encore très élevé par comparaison avec d’autres pays arabes, comme l’Algérie, Oman, l’Égypte et la Tunisie ».
Sans la « falaqa » … ni esprit critique…
Sans omettre dans ce triste panorama de la déscolarisation, le phénomène du redoublement qui persiste lui aussi et qui joue un rôle d’accélérateur de l’abandon…Au Japon, le redoublement n’existe pas ! Cherchez pourquoi…
Où est donc le mal qui ronge ainsi notre école pour nous produire 350.000 futurs adultes illettrés ? A part, tous les déficits de l’environnement social et des services publics évoqués, les plus lucides analystes, de chez nous comme des observateurs étrangers, en viennent à pointer la qualité de l’enseignement et l’enseignant. Qui nierait que nos enseignants sont formés depuis toujours pour reproduire des méthodes pédagogiques interdisant aux apprenants de s’exprimer, de débattre, de communiquer, de questionner, de remettre en question, de réfléchir et donc d’acquérir un esprit critique, sans lequel aucune appétence n’est possible pour la connaissance et pour une volonté d’aller de l’avant afin d’apprendre encore plus… et non de décrocher ! Pour des spécialistes étrangers, notre pédagogie a « très peu évolué depuis l’ère des écoles coraniques (msid) » … « falaqa en moins ? »… Pour Moulay Ismaïl Alaoui, ancien ministre de l’éducation, l’école marocaine ne développe pas l’esprit critique : « Le problème c’est qu’on fabrique des têtes bien remplies à défaut de produire des têtes qui sont bien faites ».
Pour Gilles Kepel : « l‘éducation est le principal problème du Maroc. Cela pose un très gros problème et pose aussi un problème de langue. Quelle doit être la place de la darija, du fousha, du français ? (..) Je crois qu’il faut essayer de ne pas voir les choses de façon trop idéologique ». Un diagnostic qui conclut donc que le Maroc « souffre » de diglossie…Pour l’universitaire marocain, Abderrahmane El Bouhmidi : « L’arabisation est une approche sectaire qui a créé des générations incapables de s’exprimer même en arabe, alors que du temps du bilinguisme, les étudiants marocains possédaient deux langues maternelles, l’arabe et le français ».
Au Japon, comme en Chine, des matières sont enseignées en anglais dès le primaire, alors qu’en Allemagne, selon les Länder, on apprend le français ou l’anglais dès la première année scolaire.
Pour Pierre Vermeren, l’arabisation et l’islamisation menées fin des années 80 « ont conduit à une véritable chute du niveau éducatif des jeunes Marocains et ont encouragé sur le long terme une montée en puissance de l’islamisme radical » … Tout le monde sait que le radicalisme se nourrit de l’analphabétisme (encore persistant chez nous puisqu’il concerne 10 millions de Marocains), du semi- alphabétisme ou illettrisme… La « Marche » de la déscolarisation y mène tôt ou tard dans la trajectoire de certains anciens protégés par l’école et sa dispense souhaitée d’un savoir critique et émancipateur. L’école sauve les peuples quand… elle marche !