Par Ahmed Massaia
Tout d’abord, il conviendrait d’évacuer définitivement ce qui me semble une «discrimination» quant à l’appellation des différentes expressions linguistiques du théâtre marocain. Eclaircir cette problématique qui encombre quelque peu l’idée même de la dimension nationale et citoyenne quant à ses sources linguistiques et culturelles réduirait cette part de marginalisation dont est victime le théâtre dit «amazighe».
Certes, la diversité culturelle et linguistique donne à notre pays une variété d’expression théâtrale sans commune mesure avec ce qui se passe dans la plupart des pays à travers le monde. Au théâtre d’expression arabophone (dans ses trois composantes, arabe classique, arabe dialectal et hassanie) s’ajoute le théâtre d’expression amazighe avec là aussi ses trois composantes (Tarifit au Nord, Tamazight au Moyen-Atlas et Tachelhint au Sud). Cependant, si cette diversité constitue à n’en pas douter un enrichissement pour notre culture en général et pour notre théâtre en particulier (langue, voix, expression du corps, musique, costumes, etc…), elle n’en constitue pas moins une certaine discrimination quand à l’appellation même de ces différentes expressions théâtrales véhiculées dans notre pays.
Ce qui est curieux, en effet, surtout depuis 1998/1999, avènement d’une nouvelle ère politique et plus tard, en 2011, d’une nouvelle constitution, qui a permis à notre pays une expression libre de toutes les identités qui le constituent, c’est qu’on parle de théâtre marocain quand il s’agit de théâtre d’expression arabe alors que le théâtre d’expression amazighe ou hassanie sont catagorisés sous cette appellation régionale, les cantonnant ainsi dans certaines sphères géographiques qui en font des zones d’expression subsidiaires, en dehors de la sphère nationale.
Certes, le théâtre dit «amazighe» a subi un ostracisme flagrant dans la programmation des différents évènements nationaux de théâtre, les responsables justifiant cela par un manque de professionnalisme et de valeur esthétique de ses productions. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le théâtre «amazighe» fait peau neuve en se débarrassant des clichés et de l’amateurisme qui l’ont caractérisé depuis longtemps. Grâce en particulier à des lauréats de l’ISADAC à qui on a fait appel pour la mise en scène, la technique ou le jeu, les différentes troupes qui officiaient à la marge ont su se mettre au diapason des autres troupes d’expression arabe. Le théâtre marocain est un tout avec différentes composantes linguistiques qui font sa richesse et sa particularité. Voilà tout.
Cette année, toutes les composantes linguistiques de notre pays étaient représentées au Festival National du Théâtre Professionnel de Tétouan organisé du 07 au 14 décembre 2018. S’il réunit ainsi les différentes productions d’expressions différentes (arabe, amazighe, hassanie), on ne saurait les catégoriser selon des appellations linguistiques ou ethniques ou tout autre catégorisation qui sentirait une certaine discrimination consciente ou inconsciente.
Sur les 12 spectacles en compétition, cinq (4 en langue amazighe et un en langue hassanie) ont été choisis pour concourir aux différents prix. Quatre autres spectacles du même genre sont programmés en off dans différents théâtres de la province. Et dans cette diversité autant linguistique qu’esthétique, des spectacles ont particulièrement retenu l’attention : (Sabah Massae (Matin et soir) du Théâtre Douz Tmasrah de Marrakech, Bilmaoune (L’homme aux peaux) de la Troupe Vies-Ages, Al Khalfa de la Toupe Anfass pour le Théâtre et la Culture de Dakhla et Itsud 3Awed (Il souffle encore) de la Troupe Thifswin d’Al Hoceima, tous des spectacles dirigés par des lauréats de l’ISADAC. C’est ce dernier qui a retenu particulièrement mon attention pour des raisons d’affinités esthétiques.
«Itsud 3Awed» ou quand le théâtre remonte aux sources de la vie
La Troupe Thifswin est la première troupe créée à Al Hoceima en 2004. Elle est entrain de s’affirmer comme l’une des troupes professionnelles les plus dynamiques dans le paysage théâtral marocain, réalisant ainsi un parcours artistique digne d’une troupe professionnelle qui inscrit le théâtre dit amazighe dans le répertoire du théâtre marocain. Pour se mettre au diapason du théâtre professionnel marocain, elle a fait appel ces dernières années à des metteurs en scène lauréats de l’ISADAC. Après Hafid Badri[1], Amine Ghouada[2] et Amine Nassor[3], la Troupe Thifswin fait appel à un autre lauréat de l’ISADAC, Mahmoud Chahdi, pour monter Itsud 3Awed (Il souffle encore), sa dernière création.
Mahmoud Chahdi est un jeune metteur en scène qui a fait ses preuves dans la mise en scène. De retour de France après des études supérieures en théâtre, il fonde avec d’autres lauréats de l’ISADAC une troupe qui, dès ses premiers spectacles, fait sensation[4]. Avec Itsud 3awed, Mahmoud Chahdi s’engage dans une autre expérience basée sur l’expérimentation et la recherche d’images nouvelles dans un contexte linguistique différent. Le texte en langue amazighe est écrit par le dramaturge attitré de la troupe : Saïd Abarnouss. La scénographie est signée par Rachid Khattabi, un autre lauréat de l’ISADAC. Les costumes sont conçus et réalisés par Houda Zoubaïd et la musique est composée par Saad-Eddine Taarabti alors que les trois rôles de la pièce sont interprétés par Chaïmae El Allaoui, Salima Ziani surnommée Sylia[5] et Salim Bouathmane.
Le spectateur non-amazighe, n’ayant pas lu le texte, pourrait juger de son contenu et de sa construction dramatique grâce au sous titrage déroulé sur une lunette de traduction au-dessus de la scène mais surtout à une mise en scène explicite en se basant sur différents matériaux scéniques comme le corps des comédiens, la scénographie, la musique et la création lumière. C’est le style de travail de Mahmoud Chahdi pour qui le texte n’est qu’un prétexte. Pour lui, en effet, « Si le texte donne l’orientation générale du spectacle (il est soit en parfaite isotopie avec la mise en scène, soit transcendé par un regard esthétique prédéterminé où le texte n’est que prétexte), il n’en reste pas moins un matériau parmi les autres matériaux comme le conçoit le théâtre postdramatique. Entre ces deux orientations, dit-il, j’ai toujours cherché une autre approche dans le cadre d’un laboratoire théâtral dans le but de trouver un autre style »[6]. En effet, de Bin Bin à Isli en passant par Exercices de tolérance, Ceci est une autre histoire ou Signature[7], Mahmoud Chahdi cherche à chaque fois de nouvelles approches du texte théâtral et par conséquent une esthétique où la recherche et l’expérimentation déterminent ses mises en scène.
Itsud Awed (Il souffle encore) est un spectacle écrit et joué en langue amazighe. De quoi nous parle cette pièce déroutante ? De prime abord, elle nous entraîne dans un univers mythologique où des personnages se battent avec leur double dans une dialectique existentielle homme/femme. Une femme appelée Tinat (Chaïmae Chellaoui) s’ennuie dans un espace froid et misérable. Elle désire un homme pour la sortir de la solitude et de l’ennui. Elle tente de fabriquer / de créer un homme qui comblerait sa solitude et satisferait sa féminité. Elle réussit dans une première tentative mais, très vite, elle se rend compte que l’être créé est une femme qui lui ressemble en tout. C’est «Taya» (Salima Ziani). A travers celle-ci, Tinat tente une seconde fois de dessiner, de sculpter l’homme désiré (scène érotique admirablement jouée par les deux comédiennes) alors que Taya se contente de rêver cet homme qu’elle nomme «Ha’e » (Salim Bouathmane) étendu tout nu dans un bassin (utérus ?).
Une nuit, un vent souffle et dépose auprès des deux femmes une chemise d’homme. Elles sont contentes et considèrent cette apparition comme le signe de la délivrance. Puis apparaît un slip puis un pantalon mettant ainsi les deux femmes dans l’expectative de nouvelles apparitions qui permettraient à cet homme de prendre une forme définitive. Il ne lui manque alors que le souffle de la vie pour que ce rêve se réalise. Hélas, cette apparition entraîne les deux femmes dans une lutte sans merci pour l’appropriation de cet homme/ statue afin d’en faire un époux. Finalement Ha’e préfère Taya à Tinat. Et, devant cette incapacité à trouver un sens à cette absence, Tinat reste seule alors que Ha’e et Taya disparaissent ensemble. Tinat retourne à sa solitude en allant se mettre dans ce bassin/ matrice.
Cette fable mythologique et existentielle autant que sociale met le spectateur face à lui-même dans une dialectique de l’être et du non-être, du féminin et du masculin dans leur quête des origines, des origines de la création et des valeurs sociales que vit une société dominée par le machisme et l’exclusion de la femme que la mise en scène a su admirablement transposer sur scène. D’abord au niveau scénographique par le choix d’un univers de clair-obscur bleuté où la douceur des propos, des gestes et des déplacements sur scène traduisent une rêverie des possibles et des manques entremêlés. Le théâtre va ainsi nous entraîner dans les origines de la vie (scène érotique) dans un traitement subtil et harmonieux de la contemporanéité (absence prolongée de l’homme dans une région réputée machiste). La pièce manquante (l’homme désiré et recherché) est représentée par cet homme allongé tout nu dans un bassin rempli à moitié d’eau ((le ventre de la femme, le liquide amniotique) posé au milieu de la scène.
Dans cet univers emprunt de rêverie existentielle, le jeu des comédiennes est certes précis, léger et aérien. Deux comédiennes qui ont admirablement joué l’absence et la présence dans une dialectique des corps (déplacement en interchangeant les espaces de jeu) où le féminin et le masculin se côtoient et se répondent pour dire l’amour, le désir et le rêve de la possession (scènes érotiques assez osées pour une communauté réputée très conservatrice). Devant l’incapacité de trouver un sens à cette absence, Tinat reste seule alors que Taya et Hae disparaissent, faisant ainsi triompher le rêve à une réalité qui dit l’absence de l’homme dans une communauté qui vit l’absence comme une destinée et qui tente de combler le vide et la solitude.
Cependant, la voix des comédiennes est presqu’inaudible, ce qui a nui quelque peu à la lisibilité du spectacle. Pour arriver à «sussurer» à l’oreille du public des paroles pleines de sensualité et de douceur, des paroles bravant parfois les interdits et les tabous d’une société verrouillée par un machisme exacerbant ( nous sommes dans le Rif, une société où la femme souffre de la solitude et de l’ennui mortel où elles se morfondent causés en partie par l’émigration), une atmosphère appuyée par une musique (jouée en live dans les coulisses par Salah Eddine Taarabti) orchestre parfaitement la progression des évènements par des touches simples des pincements de guitare très légers modulant presque la voix des comédiens, il fallait sans doute opter pour un espace réduit car ce genre de théâtre intimiste ne saurait convenir à de grandes salles.
Avec sa dernière création Itsud Awed, la troupe Thifswin franchit un nouveau pas vers un théâtre postdramatique de qualité. Mahmoud Chahdi a su gagner le pari de travailler sur une langue amazighe qui «correspond parfaitement à un théâtre mythologique» car, dit-il, « le rapport à la mythologie est le premier axe qui se distingue au sein du texte, mettant en avant la question de la création et de la divinité» . Ces dernières expériences étant concluantes pour cette jeune troupe, espérons tout au moins qu’elle puisse fidéliser un metteur en scène et des techniciens afin qu’elle participe pleinement et dans la pérennité au développement du théâtre dans la région du Nord du Maroc.