Dans cette série d’articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l’univers de la lecture. Chacun, à sa manière, nous fait voyager dans le temps pour nous montrer comment un livre ou des livres ont influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde.
Il n’y a pas à la vérité un livre, unique, qui m’aurait marqué de manière indélébile pour la vie. Parler du livre, des livres, c’est se remémorer une succession de moments et de personnes, au collège et au lycée, qui ont forgé, dans le Fès des années 1960, définitivement, ce goût pour la lecture, cet amour pour le livre qui ne se résume pas à la seule lecture. Pénétrer dans une librairie (une bibliothèque plutôt au début), flâner dedans en feuilletant les livres, découvrir le talent des artistes qui ont conçu la couverture, toucher le papier à l’intérieur et découvrir sa couleur, son grammage, sa texture, lire le résumé de la quatrième de couverture et la petite notice biographique d’un auteur que l’on ne connaît pas et acheter dans un premier temps un de ses livres, le savourer puis acheter et lire d’une traite tout ce qu’il a publié… J’avance ainsi depuis des décennies dans l’immensité de la fiction littéraire, par auteur, lisant toute son œuvre après avoir apprécié le premier.
Et attendant, pour les vivants, le livre suivant. D’où cette tristesse lorsque la mort frappe, nous signifiant qu’il n’y aura pas de prochain livre. Je pense ainsi encore souvent à Jim Harrisson ou à James Welsh, un romancier amérindien moins connu, tous deux récemment disparus. Ma dernière découverte dans ce registre est une romancière afro-américaine, Jesmyn Ward, dont quatre livres ont été traduits en français et que je savoure en ce moment même.
Les années collège
Il n’y avait pas de livre à la maison lorsque j’étais à l’école primaire : comme tous les parents marocains de l’après-indépendance, analphabètes pour nombre d’entre eux, les miens investissaient énormément dans l’école et nous sentions confusément, mon frère, ma sœur et moi, qu’il s’agissait d’un enjeu essentiel, mais ils ne pouvaient ni financièrement ni intellectuellement, nous initier au livre. Nous baignions néanmoins, grâce à leur lien avec l’école, dans une sorte d’attachement, inconscient mais fort, avec le savoir. Ils aimaient et nous faisaient aimer en fait le livre.
Cet investissement des parents, je l’apprendrais plus tard grâce à quelques lectures en sociologie de l’éducation, qui est un puissant ressort pour la réussite scolaire, tout comme la mobilisation des enseignants. Mais il y a aussi l’offre culturelle disponible et il faut dire qu’à l’époque, nous ne manquions pas à Fès de bibliothèques.
Il y avait d’abord celle du collège et du lycée Moulay Driss. Nous n’avions pas un accès direct aux livres et je crois me souvenir d’une sorte de comptoir, et derrière le bibliothécaire, tapis dans une relative obscurité, plusieurs rayonnages. C’est là que j’ai emprunté un récit de l’auteur libanais Souhaïl Idriss, Quartier latin, un des premiers livres à me donner l’envie de partir. C’est là aussi, ou peut être à la Bibliothèque municipale, située à l’hôtel de ville, près du Mellah et du Palais Royal, que j’ai dû emprunter l’ouvrage de référence sur la littérature arabe classique du Libanais Hanna El Fakhouri. Nous étions un petit groupe de lycéens amis et nous empruntions ce livre à tour de rôle pour le garder le plus possible.
Autour du lycée, situé à l’entrée de la médina et près de la place El Batha (où se trouve la plaque commémorant le Manifeste de l’indépendance et la liste de ses signataires), il y avait trois autres bibliothèques. En face du musée, celle du British Council, que nous avons à la vérité peu fréquenté. Presque en face de cette rue, la ruelle amenant à l’annexe de ce qui s’appelait à l’époque le Centre culturel français, une annexe ouverte alors aux collégiens, installée dans une belle maison traditionnelle, avec un patio-jardin, la bibliothèque occupant une pièce du rez-de-chaussée et la salle de lecture une autre pièce. Je me souviens encore de l’émotion ressentie lors de la découverte des Tintin et des Astérix, d’une conférence sur le nouveau roman dont j’avais saisi peu de choses, des livres de la Bibliothèque verte, Rouge et or, … des romans d’Enid Blyton (et son club des cinq) et de ma lecture de Sans famille. Les larmes aux yeux.
C’est aussi tout près qu’il y a eu pendant quelques années le Centre culturel égyptien, situé sur deux niveaux. Son souvenir se mêle dans ma mémoire aux livres de Taha Hussein, d’Al Manfalouti, d’Al Akad, … Je ne crois avoir découvert Naguib Mahfouz que bien plus tard.
En ville nouvelle, il y avait place Lafayette (Lafiat disaient les Fassis) le Centre culturel américain, et pas loin, aujourd’hui encore ouvert, le Centre culturel français, que nous n’avions le droit de fréquenter qu’une fois au lycée. C’est au Centre américain que nous avions pu, grâce à une enseignante du Peace corps, imprimer un ou deux numéros d’un journal de lycée en anglais que nous avions intitulé Reflections.
Mais c’est dans la bibliothèque du Centre français que j’ai passé, trois ans durant, le plus de temps.
C’est là où j’ai découvert les grands auteurs français du XIXe et du XXe siècles, grâce notamment à mon premier professeur marocain de français, M. Laklalech. Je n’oublierai jamais le jour où il est entré en classe et a posé sur son bureau un tourne-disque et a mis un 33 tours : le Boléro de Ravel. C’est à sa demande que j’ai fait mes deux premiers exposés : l’un sur La Vingt-cinquième heure de Constantin Virgil Gheorgiu et le second sur Les Thibault de Roger Martin du Gard. Commençant cet exposé, j’avais fait une faute de liaison disant « les zéros (pour les héros) de ce roman…». Le commentaire de M. Laklalech avait été cinglant : « El Yazami, c’est vous qui êtes un zéro. Continuez».
C’est aussi là que j’ai fait connaissance avec la tradition littéraire russe (Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, etc.) et les classiques américains (Faulkner, Dos Passos, Steinbeck, …).
C’est là enfin que, poussé par un autre professeur marocain de français, M. Chefchaouni, j’ai lu sans pratiquement rien comprendre, je dois l’avouer, mes premiers livres sur la psychanalyse et c’est à cette bibliothèque que j’ai découvert Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Ce devait être en 1969 ou en 1970, sur les conseils d’un professeur d’histoire-géographie, M. Bosom.
Habitant la médina, nous allions place Lafiat à pied (une petite trotte), au moins deux fois par semaine, comme nous allions, régulièrement au ciné-club situé dans le même quartier, faisant ainsi, sans que nous nous en rendions compte, un triple apprentissage : littéraire, esthétique et politique.
Driss El Yazami