Mohamed Nedali: «Pour un écrivain, lire est une question d’honnêteté intellectuelle»

Dans cette série d’articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l’univers de la lecture. Chacun, à travers son prisme, nous fait voyager dans le temps, pour nous montrer comment un livre a influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde.

Avant de prétendre à écrire, tout écrivain qui se respecte doit nécessairement avoir derrière lui une longue, très longue, pratique de lecture. Plus qu’une compétence fondamentale, plus qu’une exigence d’écriture, c’est une question d’honnêteté intellectuelle. La personne qui se lance dans l’écriture sans avoir suffisamment lu ne sera qu’un simulacre d’écrivain, pour ne pas dire un imposteur.

Personnellement, j’ai commencé à lire vers l’âge de treize, quatorze ans, des romans classiques de langue arabe que j’empruntais, pour l’essentiel, à la bibliothèque du collège :  An-nadarates et Al-Abarates de Moustapha Lotfi El-Manfalouti, Al-Ayyam de Taha Housseïn, Hayati d’Ahmed Amine, Fi Attoufoula d’Abdelmajid Ben Jelloun, Dafanna Al-madi d’Abdelkrim Ghellab, A’idoun ila Haïfa de Ghassan Kanafani, la série Al-âbkariates d’Abbas Mahmoud Al-Akkad…

En automne 1976, j’achetai mon tout premier livre en français. C’était à Marrakech, sur la mythique Place Jamaâ Lefna, plus exactement. A l’époque, une vingtaine de bouquinistes en occupaient encore toute l’aile sud. J’avais quinze ans, peut-être un peu plus, ou un peu moins, je ne sais pas, ma date de naissance étant incertaine. Je flânais entre les boutiques, regardais les livres, les feuilletais, en lisais la quatrième de couverture… Vers la fin de l’après-midi, un bouquiniste a mis en solde de vieux livres jetés pêle-mêle dans une caisse de bois comme de vulgaires marchandises : «Deux dirhams le chef-d’œuvre! criait-il aux quatre vents. Deux dirhams le chef-d’œuvre!» Les gens accouraient ; une foule de curieux s’était vite formée autour de la caisse, grossissant à vue d’œil. Je jouai des coudes pour me frayer un passage vers la caisse, y choisis un livre, le moins abîmé, le payai et quittai aussitôt les lieux. C’était L’étranger d’Albert Camus.

De retour dans le trou sordide qui me servait de logement au fin fond de la Médina, j’en commençai la lecture à la lumière d’un bout de chandelle : «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.  Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier…»  Dès ces premières phrases lues, je me suis arrêté un moment, surpris par la simplicité du vocabulaire utilisé, la concision des phrases et leur musicalité. Je reprends ensuite la lecture jusqu’à la fin du premier chapitre, continue encore, avec un émerveillement grandissant, jusqu’au deuxième chapitre. Là, je tire une première conclusion : écrire en français est chose aisée, largement à ma portée; il me suffit pour cela d’imaginer une histoire bien ficelée puis de la narrer au présent de l’indicatif, moyennant des mots simples, les plus simples possibles, et des phrases courtes, composées d’un sujet, un verbe, un complément, et le tour sera joué.

Evidemment, ma conclusion était hâtive et complètement erronée : je ne savais pas que cette écriture est inimitable, que la simplicité de la langue est trompeuse et que ce «degré zéro de l’écriture» est inaccessible, ou presque. Mais mon jugement est rendu et il me faudra du temps, beaucoup de temps, pour enfin prendre conscience que j’étais dans l’erreur sur toute la ligne.

En deux jours, j’ai terminé la lecture de l’Etranger. Puis je l’ai reprise depuis le commencement, muni cette fois-ci d’un crayon et d’un calepin: je notais pêle-mêle tout ce qui me plaisait ou attirait mon attention dans le texte : des mots, des expressions, des phrases, des passages plus ou moins longs, des répliques… Ensuite, je me suis mis à les relire tous les soirs avant de me coucher. (Plus tard, bien plus tard, j’ai intitulé ce carnet : Notes de chevet). Au bout de quelques mois, je me suis rendu compte que ces notes s’étaient gravées à tout jamais dans ma mémoire. Aujourd’hui encore, je suis capable d’en réciter quelques-unes : l’incipit, le dialogue entre Meursault et Marie à propos de l’amour et du mariage, la scène du meurtre de l’Arabe sur la plage, Meursault exprimant ses souffrances à cause du soleil et de la chaleur, la scène du jugement, certaines répliques absurdes de Meursault au président du tribunal, le procureur réclamant la tête de l’accusé, le verdict… Je garde aussi en mémoire certaines phrases parce que pleines de poésie ou parce qu’elles comprennent une sagesse, ou tout simplement parce qu’elles sonnent bien à l’oreille, comme par exemple celles-ci : «j’avais tout le ciel dans les yeux, il était bleu et doré.», «Un malheur tout le monde sait ce que c’est ; ça vous laisse sans défense». «Toutes les vies se valent.», «j’ai compris qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul jour pouvait sans peine vivre cent dans une prison…».

L’étranger de Camus est sûrement le livre qui m’a marqué d’une manière indélébile, éveillant très tôt en moi une certaine sensibilité littéraire et sans doute aussi l’envie d’écrire. Néanmoins, il serait injuste et ingrat de ma part de minimiser l’apport d’autres lectures, toutes aussi déterminantes dans mon parcours de lecteur et d’écrivain. Je pense, bien entendu, à tous les grands classiques de la littérature française et universelle, mais aussi aux écrivains et poètes marocains d’expression francophone, depuis Ahmed Sefrioui jusqu’à Mohamed Leftah, en passant par Driss Chraïbi, Tahar Ben Jelloun, Edmond-Amrane El Maleh, Abdellatif Laâbi, Mohamed Khaïr-Eddine, Moustafa Nissabouri, Brick Oussaïd, Abdelhak Serhane… Dans l’écheveau de ce qui forme un écrivain, je suis redevable de beaucoup à ces auteurs. Il m’arrive encore de reprendre la lecture de l’une ou l’autre de leurs oeuvres ; à chaque fois, je suis surpris d’y découvrir un plaisir nouveau et des enseignements d’une grande richesse.

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