Littérature et Tolérance
Par Rachid Fettah
Après que les nerfs se sont refroidis, que les esprits aux deux rives du fleuve des souffrances, se sont calmés, et que les joutes verbales chargées de tentions, haines et amalgames, se sont enfin tues.
Voici un souvenir qui, contre l’amnésie, rappelle que le fanatisme ne choisit pas ses victimes, mais, il frappe partout à l’aveuglette. Il a fait et fait encore et toujours des ravages. Etant le fléau, par excellence, du siècle. C’est le mal, être vivant, qui ne cesse de faire des malheurs. Il se propage et rampe, moitié-homme moitié-monstre, passeur clandestin des terreurs, transfrontalier et transnational.
Le souvenir d’un colloque en hommage, suite à l’assassinat de l’intellectuel T.Djaout. Evénement haut en symboles et fécond en messages. Il a eu lieu à la faculté des lettres à Kenitra, au Maroc, en Avril 1994. A l’époque, cet établissement phare des savoirs et des lettres était encore à ses débuts, encore jeune.
Les intervenants étaient venus des pays différents, des hommes et des femmes se sont donnés rendez-vous, ces jours-là, non seulement pour faire, une fois encore, le procès de l’acte barbare, commis avec préméditation et franche intention, qui a mis fin à une vie. Cette vie était incarnée dans la personne du journaliste algérien T. Djaout. Ils se sont rencontrés aussi et surtout pour lancer, en concert, des appels destinés vers l’avenir. Cris alarmants, en guise de clameurs qui aspirent à plus d’humanisation de l’homme. Etant donné que l’homme, aveuglé par l’opacité des dogmes idéologiques, se trouve incarcéré dans un réduit siégé d’idées et de réflexions obscurantistes et macabres. Il fait de la haine sa nourriture exclusive. Ainsi, son être et sa conscience finissent par se dessécher, dévidés de leur essence, de leur sève nourricière, voire de tout ce qui est humain dans l’homme.
Le colloque est organisé sous le thème «Littérature et Tolérance», le choix de ce thème passe de tout commentaire, puisque les notions de «Littérature» et «Tolérance» s’interfèrent et se conjuguent à merveilles. Littérature et Tolérances deux termes juxtaposés ainsi, sans déterminants, restent ouverts sur un espace vaste de significations et de signifiances. Ils constituent, pour cette palette d’interventions, diverses et variées, un réceptacle infiniment spatiaux.
Y’a-t-il plus belles paroles et plus beaux discours que celles et ceux qui découlent droit des sources limpides et abondantes de la littérature. Ces pensées naissantes, telles les lueurs brillantes de l’aurore, qui se dessinent en prenant forme sous l’effet alchimique des mots. Ces voix polyphoniques qui ne se lassent jamais de fredonner ce vieux chant, par le biais duquel, elles célèbrent le beau et l’essentiel pour l’homme et dans la vie. Ces pages des livres ineffaçables, renfermant les infinis fragments de la mémoire collective de l’humanité. Miroir brisé et reflet difforme de tranches de vie humaines, en oscillation entre jouissance et déchirement.
Cette manifestation est initiée par une équipe d’enseignants universitaires : M. Bencheikh, Z. Belghiti, L.B. Abbou, S.Ghouati, S. Sbihi et A. Serhane. Les intervenants sont, dans l’ensemble, des noms qui ont marqué le devenir de la pensée, de la littérature et de l’histoire des idées par des œuvres-balises.
Parlant de l’écrivain argentin, Borges, A. Khatibi écrit « Cet écrivain qui se disait El Hacedor, c’est-à-dire un technicien et un artisan des lettres. » (1). Selon la mythologie inca El Hacedor signifie aussi « le dieu du feu et le fils du soleil », autrement dit, tout court, « le créateur ». Les intervenants sont des créateurs exerçant le métier d’intellectuel. Ils ont l’art artisanal de créer avec les mots et de forger les concepts. A nommer, R. Mimouni, A. Khatibi, J-C Villon, M.Jobert, T.B.Jelloun, R.Fayolle, N.Fares, M.Lindon, H.Lopès, M.Chabel et A. Serhane. Alors que les autres intervenants qui ont pris part à cette rencontre-hommage relèvent d’une pléiade d’enseignants universitaires en qualité de transmetteurs actifs de beaux savoirs et des belles lettres. A savoir, A.Salim, T. Bekri, L.Azerki, Z.L.Alaoui et A.Labdaoui.
Tous ont participé à ce banquet intellectuel, où des convives sont invités pour goûter des saveurs de cette nourriture terrestre qu’est la littérature. L’occasion était aussi, pour eux, de faire rayonner, de nouveau, les lumières qui jaillissaient, depuis des siècles, grâce aux esprits éclairés,
Les interventions, vu la tonalité de leurs teneurs, s’avèrent des tentatives amorcées dans l’espoir d’atténuer tout tentation et tout attentat du mal contre le bien. Initiatives qui tentent d’ébaucher un autre front de salut contre le péril fanatique. Menace qui, selon le titre de T.Todorov «Littérature en péril» (2) tend à se prendre à la littérature, elle même, et à travers elle l’homme. Puisque «La littérature reste le meilleur moyen de connaitre l’homme, c’est elle aussi qui peut apprendre à mieux vivre».
Qu’a pu et que peut donc encore la littérature?
Dans la préface du livre-actes du colloque, M. Bencheikh affirme que : « (…) Cela prouve que de Montaigne à Djaout en passant par Voltaire, des siècles n’ont pas suffi à nous pour apprendre à gérer nos différences à partir de notre appartenance à une même humanité» (3). D’après cet extrait, il est aisé de comprendre que la littérature, incarnée, entre autres, dans ces deux penseurs Montaigne et Voltaire, en dépit du foisonnement des idées philosophiques, des siècles durant, la littérature s’est avérée incapable de remédier aux incompréhensions, aux conflits qui gagnent de plus en plus de terrains. L’aura de la littérature et son pouvoir se sont révélés vains face à la barbarie. Ce pouvoir des lumières n’a pas pu pénétrer l’opacité de la noirceur qui enveloppe l’esprit des hommes, dont l’assassin de T.Djaout.
L’intervention de R. Fayolle «Ecrivains, écrits…vains» (4) laisse facilement déduire, à travers ce titre, la vanité de l’acte d’écrire. Il laisse entendre implicitement l’expression «à quoi bon» d’écrire et continuer de le faire. L’intervenant rappelle que T.Djaout et d’autres intellectuels ont fondé la revue Rupture. Ils avaient l’ambition d’en faire «Le lieu de rencontre, l’espace d’expression et de débat de tous ceux qui œuvrent pour une Algérie démocratique, ouverte et plurielle». T. Djaout – Lettre de l’éditeur- N° 1 ? DU 4 Janvier 1993.
Ces propos recouvrent, dans leur intégralité, l’étendu qu’occupe le sens et la signifiance du mot Tolérance. Mais, est ce là le crime qu’a commis cet intellectuel ? Est-ce là aussi, aux yeux des fanatiques, le péché qui a couté la vie à ce journaliste ? Avoir l’ambition d’écrire et d’exprimer pour faire de ses textes un lieu de rencontre d’idées, un dialogue serein et enrichissant, voire une ouverture sur la pluralité et la démocratie.
Aujourd’hui, on est loin dans le temps de ce 2 juin 1993, ce jour noir, date de l’assassinat de T.Djaout, loin aussi d’Avril 1994, mois où a eu lieu le colloque, loin surtout de l’année 1995 que l’organisation des nations unies a proclamée «Année de la Tolérance» et loin enfin de 1998, où les actes du colloque ont été publiés. Pourtant, le fanatisme, dans ses visages les plus hideux les plus morbides, est toujours en vie, vivace et actif plus que jamais. Il persiste et détruit de nouveaux des vies humaines, sans omettre de signer ses actes sinistres.
J.Brel, poète et chanteur engagé pour la cause humaine, a écrit des textes qu’il interprétait, son et sueur, dans l’espoir d’ébranler la conscience inerte de l’homme. Il a légué des chansons dont ce refrain de l’une d’elles «On n’oublie rien de rien/ On s’habitue, c’est tout». Certes on n’oublie rien de rien, ni écrivain, ni poète ni intellectuel.. Issus de toutes les nations, de toutes les confessions… que le fanatisme a assassiné, ici ou ailleurs. Mais, on s’habitue, c’est tout.
Les actes du colloque publiés dans un petit bouquin, se clôturent par l’intervention de l’écrivain A. Serhane. Sous ce titre « Les nostalgiques de l’esclavage » (5), ses propos francs, conçus et dits à haute voix, sans ambiguïté. Lui, qui par l’écriture n’écrit pas mais agit contre les injustices des despotes et contre les barbares des temps modernes. Lui aussi cite l’inoubliable T.Djaout le poète, l’écrivain, le journaliste et l’intellectuel : «Les balises de l’avenir devenant plus que jamais incertaines, c’est la destruction, le chaos que risque la société algérienne. Les hommes qui nous dirigent peuvent multiplier les inconséquences, ils sont bien protégés. Ce sont les citoyens qui créent, qui pensent, qui travaillent à repousser les ténèbres, que la mort guette désormais dans une sombre cage d’escaliers», extrait de Rupture N° 12 du 30 Mars 1993.
A lire ces quelques lignes, on entend, claire et forte, une voix assagie par les épreuves de l’écumes des jours, lourde de désolations et de complaintes. Cette voix qui nous interpelle venant d’outre tombe. T. Djaout, poète visionnaire qu’il était, nous a déjà mis en garde, depuis des décennies, ayant attiré les sonnettes d’alarme et notre attention avec, sur le péril fanatique. L’avenir dont il a parlé à cette époque, c’est le présent d’aujourd’hui et le futur de demain. Un avenir-devenir balisé par les ténèbres, préludes et préannonces de la destruction et du chaos. Un présent de toutes les incertitudes où «les nostalgiques de l’esclavage» rodent et agissent à visages presque découverts.
Cette voix reliant le passé au présent, fait bel et bien échos à cette dernière onde de choc. Quand les mains criminelles de la barbarie, actes ignobles et inhumains, ont atrocement, infligé de nouvelles blessures à l’humanité, toute entière, puisque, nul n’accepte ni tolère le fait de priver une personne de son droit suprême à la vie. Ces derniers actes ont rouvert les anciennes plaies et par la même, ravivé les braises des vieilles blessures, comme si l’histoire du mal et des malheurs se répète.
Notes :
1/ A. Khatibi, Penser le Maghreb, éd. SMER, p.132
2/ T. Todorov, La littérature en péril, Flammarion, 2007
3/ M. Bencheikh, comité d’organisation, Actes du colloque, Littérature et Tolérance, éd. Okad, 1998,
Préface, p. 6
4/ R. Fayolle, «Ecrivains, écrits…vains» Actes du colloque Littérature et Tolérance, éd. Okad, p. 35
5/ A. Serhane, «Les nostalgiques de l’esclavage», Actes du colloque Littérature et Tolérance, éd. Okad, p. 112