«Les archives musicales sont rares à l’heure actuelle»

Passionnée. Infatigable. Rita Stirn a parcouru les distances à la rencontre des voix musicales marocaines. «Ce livre représente plus de trois années de recherches et un changement radical dans ma vie professionnelle pour sillonner le Maroc et connaître la diversité des styles musicaux du pays et les personnalités féminines les plus représentatives musicalement», explique l’auteur. Le livre se forme des portraits des femmes d’artistes et est accompagné d’un CD musical d’une quarantaine d’extraits présente au lecteur et aux férus de la musique marocaine un voyage aux univers musicaux différents meublés par des voix originelles et inclassables.

Al bayane: «Musiciennes du Maroc» est l’intitulé de votre beau livre paru le 20 mai 2017 aux Editions MARSAM. Parler nous de ce livre? Comment vous est venue l’idée de faire un livre sur les musiciennes du Maroc?

Rita Stirn: J’ai toujours été sensible à la place des femmes dans le domaine de la musique qui est resté fort longtemps «a man’s world», que ce soit dans le Rock, le Jazz, le Blues ou la musique classique. En arrivant au Maroc, j’étais déjà sensibilisée par mon professeur de percussion en France, qui était d’origine marocaine, à la place des femmes dans la transmission des rythmes. Il m’avait dit : «C’est ma mère qui m’a fait connaître les rythmes du Maroc». En faisant des recherches dans les archives, en examinant les bibliographies et documentations existantes, je me suis rendue compte qu’il y avait très peu de documents sur les femmes et la musique. Ainsi, l’idée m’est venue d’aller découvrir le talent caché des femmes chanteuses, interprètes, compositrices, instrumentistes du Maroc mais aussi de connaître le parcours et la carrière des artistes actuelles.

Ce projet est devenu quasi obsessionnel, que ce soit à l’Université Internationale de Rabat où j’enseignais ou dans ma sphère privée. Je demandais systématiquement aux personnes que je rencontrais, qui étaient leurs chanteuses et interprètes marocaines favorites. Personne ne restait indifférent à cette question et ce fut ma première étape de collecte d’information. Ensuite, grâce à des rencontres de spécialistes, d’amateurs passionnés, de journalistes culturels comme Mohamed Ameskane et Mohamed Nait Youssef, des recherches sur le terrain et en documents bibliographiques, mon projet de livre a pris forme et l’éditeur, Rachid Chraïbi, des Editions MARSAM de Rabat, a accepté de le diriger et a recruté le musicologue Ahmed Aydoun pour valider mes choix d’artistes.

Qu’avez-vous trouvé d’original dans les voix des musiciennes du Maroc?

D’abord, j’ai été intéressée par le rôle joué par les pionnières qu’étaient les Cheikhats, ces femmes au passé douloureux, déterminées à chanter, à danser et s’exprimer librement par les paroles et la danse, voire leur comportement. Des femmes libres qui ont transgressé les traditions, ce qui leur a valu une marginalisation dans la société marocaine, mais elles ont suscité une véritable fascination dans la population.

Parmi les pionnières, il y a aussi des chanteuses d’origine juive comme Zohra El Fassia, née en 1905 à Sefrou, dont le répertoire est resté intemporel au Maroc, entre autres la chanson «Haka Mama». Elle est devenue une immense chanteuse populaire au cours de sa carrière qu’elle a pourtant terminée dans le dénuement.

La voix des femmes, c’est à la fois un immense talent vocal comme celui de Hadda Ouakki, capable de chanter plusieurs octaves et d’exprimer avec force qu’elle ne voulait jamais ni mari ni enfants seulement chanter.  C’est aussi donner une voix aux femmes comme dans la chanson de la Rappeuse Soultana «Sawt Nsa» et ouvrir la voie à une nouvelle génération d’auteures et compositrices qui ne chantent pas que des chansons d’amour.

Des scènes comme L’Boulevard favorisent des projets de partenariats internationaux pour les jeunes artistes, avec la Hollande et le Ghana par exemple. C’est aussi grâce à la télévision que de jeunes talents comme Hajar Chergui a été découverte avec la création de la Batucada «Overboys».

L’originalité de ces parcours de femmes, c’est qu’elles sont en mouvement et en quête d’évolution artistique sans rechigner à la tâche.

 Le livre est un long périple à la quête des perles qui ont marqué le paysage artistique et musical marocain. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce long voyage?

Effectivement, ce livre représente plus de trois années de recherches et un changement radical dans ma vie professionnelle, car pour le réaliser j’ai cessé d’enseigner à l’UIR pour sillonner le Maroc et connaître la diversité des styles musicaux du pays et les personnalités féminines les plus représentatives musicalement.

Mon fil conducteur dans les portraits d’artistes fut l’engagement de ces femmes : un engagement social pour la soprano Samira Kadiri qui est aussi directrice de la Maison de la Culture de Tétouan; un engagement politique pour Tabaa Amrant, députée et militante amazighe qui a défendu la constitutionalité de l’Amazigh ; Vanessa Paloma qui est non seulement instrumentiste et chanteuse mais aussi une musicologue engagée dans la préservation du patrimoine culturel juif au Maroc. Je citerai aussi la revendication identitaire de OUM qui chante systématiquement en darija voire en Hassani en hommage aux origines de son père mais avec des musiciens du monde (Cuba, Hollande, France, Maroc,  etc).

Parmi les perles rares dans mes découvertes, je citerai la aïta qualifiée de blues amazigh comme celui de Fatna Bent L’Hocein qui comparait sa vie de Cheikha à «une bougie qui se consomme en brulant pour donner la lumière aux autres» mais aussi les chants poétiques de Mririda n’Aït Attik, magnifiquement traduit par René Euloge, poète et écrivain français, expert en Tachelhit, passionné par la vie des populations du Haut Atlas, enterré au Maroc selon son souhait. Ces textes poétiques qui parlent d’amour, de désir, de la beauté de la nature, mais aussi de pauvreté, de drames et de méchanceté, sont un tableau de la Condition Humaine. Avec un guide originaire des Aït Bouguemez, Brahim El Ouakhoumi, je suis allée sur les traces de Mririda à Magdaz, et Azilal  notamment mais aussi pour admirer la beauté époustouflante de ces paysages du Haut Atlas.

Que pensez-vous de la diversité de la musique marocaine?  Existe-t-il des archives pour préserver et conserver les voix emblématiques de la musique marocaine de l’oubli?

Mon livre est accompagné d’un CD musical d’une quarantaine d’extraits qui attestent de la diversité de la musique marocaine. Les archives musicales sont rares à l’heure actuelle, la protection du patrimoine culturel marocain est à l’état de «work in progress». C’est selon moi une responsabilité collective de le préserver et de lui donner une visibilité.

Un livre audio en amazigh destiné aux populations non arabophones serait un projet à encourager de même qu’un format moins couteux pour une plus large diffusion.

Mon livre a bénéficié d’une excellente couverture médiatique.

Avez-vous rencontré des difficultés au niveau de la diffusion de votre livre?

Mon livre a été imprimé à Istanbul. Il est arrivé par bateau à Casablanca. J’espère qu’il continuera à franchir des frontières, étant donné que les textes des portraits sont en arabe, français et anglais.

La réalisation de ce Beau Livre a été subventionnée par le Ministère de la Culture. Mais à l’heure actuelle, il est difficile de se le procurer en librairie au Maroc. Il semblerait qu’il y ait des chaînons manquants dans la collaboration entre l’éditeur, le distributeur et les libraires. J’ignore comment s’effectue la diffusion dans les bibliothèques publiques et universitaires. Par contre, grâce aux Editions MARSAM, le livre sera distribué en France et j’aurai le plaisir de le présenter en janvier 2018 dans la Librairie Internationale de Strasbourg, ma ville natale, siège du Parlement Européen et ville universitaire de renom.

J’espère que ce livre circulera dans la diaspora marocaine afin d’entretenir la mémoire collective musicale du Maroc et qu’il sera représentatif du patrimoine marocain dans les Ambassades du Maroc à travers le monde.

Quels sont vos projets à venir?

Ce projet sur les Femmes et la Musique ne sera jamais terminé ! J’ai commencé par le Maroc et récemment j’ai interviewé des chanteuses du Cameroun et du Nigeria sur le statut d’artiste dans leurs pays respectifs. C’est une thématique à étudier à l’échelle mondiale. Après avoir assisté à un colloque au Royaume Uni sur les femmes compositrices et instrumentistes en musique classique, j’envisage d’aller à Bakou (Azerbaïdjan) cet été pour un colloque international sur l’éducation musicale.

Mohamed Nait Youssef

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