Cinéma et innovation pédagogique

A l’ère des grands débats et des profondes réflexions sur l’innovation pédagogique au Maroc, il en est un qui reste timide, voire marginal : le débat autour du cinéma au service de l’enseignement et l’enseignement du cinéma au Maroc. Il faut rappeler que, depuis sa naissance en 1895, le cinéma n’a cessé de servir l’éducation du citoyen, la transhumance des savoirs et savoir-faire, l’amélioration de la qualité des enseignements…. A une certaine époque, l’intégration du film en classe ou à l’Ecole était une pratique innovante. D’un autre côté, l’enseignement du cinéma ne semble pas encore bénéficier des apports et des innovations pédagogiques qui ont fait preuve ailleurs dans les autres domaines.

Le cinéma au service de l’enseignement

Le cinéma, comme art de l’image et du son et l’audiovisuel (télévision, multimédia, transmédia, webmovie, internet…) ont, depuis longtemps, contribué à améliorer l’enseignement des langues (nationales ou étrangères) et des savoirs (chimie, physique, géographie, histoire, droits de l’homme…). Nul nepeut douter aujourd’hui de l’impact ô combien positif de ces technologies et de leurs contenus sur les différentes didactiques. Enseigner autrement, motiver, illustrer, ancrer la dénotation, faciliter l’accès au lointain, mémoriser, développer certaines compétences, simuler des expériences difficiles, stimuler la créativité, découvre la beauté, aller à la rencontre de l’autre, favoriser l’émergence des talents…sont entre autres des vertus salutaires du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia à l’Ecole.

Pour illustrer notre propos, deux cas méritent une attention particulière : le ciné-club scolaire et les ateliers de création filmique. Le premier a toujours eu le mérite de développer l’esprit de la démocratie des débats, l’argumentation par les faits et par la raison, le vivre ensemble, la contribution à un projet commun, le désamorçage des dysfonctionnements psychologiques ou comportementaux, le renforcement des acquis linguistiques et communicatifs…Quant aux ateliers de création filmique, ils apprennent le travail de groupe, le projet commun, le sens du cheminement par étapes, l’investissement de différentes compétences linguistiques, cognitives pour la création du neuf à partir de l’ancien.

Ces deux cas sont de véritables preuves que les arts figurent parmi les principaux leviers de l’innovation pédagogique et de l’efficience de l’éducation du citoyen. La pédagogie de/par la Beauté Artistique reste indubitablement l’unique lieu favorable à l’émergence de l’intelligence et de la créativité.

Malheureusement, le Maroc, pays où l’enseignement est foncièrement conservateur, malgré les quelques éclats sporadiques de modernisation, est fondamentalement allergique à la convergence fertile et profonde du cinéma et des arts d’une part et de  l’Ecole de l’autre. Jusqu’à aujourd’hui il n’existe aucune velléité pour l’institutionnalisation globale et durable des arts et du cinéma comme outils d’enseignement des langues et des savoirs. Les rares et bancals festivals du film scolaire, les efforts chevronnés de certains professeurs passionnés de cinéma ne font que renforcer le sentiment d’exclusion dont souffre depuis toujours le cinéma et les arts en milieu scolaire marocain. Aucun espoir pour une rencontre sur la terre pédagogique marocaine entre le savoir et la saveur, entre la connaissance et l’apprentissage joyeux…Le plaisir d’apprendre et apprendre dans le bien-être ne sont pas marocains!

La didactique du cinéma

Soit le paradoxe suivant : les jeunes Marocains sont de plus en plus férus de consommation audiovisuelle sur Youtube, de «créativité» sur Facebook et Whatsap, de volonté d’apprendre le cinéma et la communication filmique, alors que l’Ecole marocaine, privée ou publique, est dramatiquement handicapée en matière d’enseignement des arts et du cinéma.L’offre pédagogique ne coïncide malheureusement pas avec la demande des citoyens en matière d’art et de cinéma. Il existe même une flagrante fracture quant à l’accès aux arts et au cinéma dans tout le royaume : fracture socio-économique, fracture régionale, fracture intergénérationnelle…Les riches des centres urbains ont beaucoup plus facilement accès au cinéma et aux arts que les plus démunis des périphéries du sud!

Le véritable paradoxe de l’enseignement du cinéma au Maroc, source d’un dysfonctionnement pédagogique alarmant se présente ainsi : généralement, l’enseignement des matières techniques et artistiques est généralement assuré par des professionnels et/ou techniciens qui manquent de formation pédagogique, ou par des pédagogues qui manquent de connaissances techniques et artistiques. Dilemme cornélien! C’est sans doute pour cela que notre enseignement du cinéma ne donne pas les résultats escomptés.

De plus, la cinéphilie, véritable humus pour la fertilité de la création, est souverainement marginalisée ou diaboliquement sous-estimée dans les cursus de formation au Maroc. Les écoles, les centres, les licences, les masters spécialisés dans la formation cinématographique et audiovisuelle peinent à tirer profit des bienfaits que peuvent offrir la cinéphilie et la culture visuelle et ne profitent pas assez de la manne technologique numérique. Et la situation devient encore plus dramatique quand on sacrifie la pensée artistique et culturelle au simple apprentissage de la manipulation des outils techniques. Et, enfin, le comble et le scandale consistent en ce que l’enseignement du 7ème art s’effectue de manière sectaire, cloisonnée,  compartimentée où la fraternité et le dialogue des arts ont moins de chance de séduire les apprenants et les professeurs. Au Maroc, le cinéma est considéré comme une prothèse intégrée de force et non comme un prolongement des autres arts et des arts traditionnels. L’enseignement du cinéma au Maroc a besoin d’une gorgée de vie pour réussir son pari : faire émerger et valoriser le talent enfoui en chaque jeune Marocain.

Vers une culture écranique

Les mutations sociales que toute politique éducative doit accompagner sont liées l’omniprésence irréversible de la culture écranique : les écrans de cinéma, de télévision, de tablette, de portable…sont en train d’envahir et de phagocyter les territoires de l’écrit, de l’imprimé, et voire de l’oralité. La Galaxie Gutenberg cède inexorablement le terrain à la Galaxie Internet, fondée sur la suprématie de l’écran. L’écran tactile est devenu désormais un médium indispensable dans notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes. Désormais, pour être compréhensibles et intelligibles, nos pensées et nos émotions doivent transiter par l’écran. Désormais, l’écran est la somme de tous les médias : le livre, le manuel, la radio, la télévision, le cinéma, tous les arts de l’espace et du temps…

Mais, la réalité marocaine montre que les écrans aveuglent et obnubilent le jugement critique des jeunes. Nos jeunes ont de fausses représentations sur l’écran comme vecteur culturel. Ils en réduisent toute la richesse et la diversité à deux principes scandaleusement dangereux : l’écran est considéré comme le lieu de vérité (ça parle !) où on ne peut pas soupçonner l’existence d’un énonciateur (probablement manipulateur) latent ni celle d’un contexte discursif historique ; l’écran est la source uniquement de divertissement, de scopophylie, de narcissisme sans empathie et de plaisir gratuits par excellence ! S’en suivent les drames dans leur vie scolaire, leur psychologie, leur vie sociale, leur rapport au savoir et au monde…La culture écranique se réduit au Maroc à une culture de la croyance, des certitudes, et de l’irresponsabilité. Dans le monde des écrans, nos jeunes sont beaucoup plus des témoins hédonistes et des voyeurs passifs qu’acteurs et créateurs subversifs.

L’Ecole marocaine actuelle est incapable d’innover en recadrant, réajustant les rapports entre les jeunes et les écrans. Elle n’enseigne pas le doute vis-à-vis des mensonges de certaines images, elle occulte le principe aristotélicien de l’image : en tant que mimésis, l’image est un excellent vecteur de savoirs et de connaissances sur le monde et sur la vie ! L’écran pour de nombreux marocains est de l’ordre du culte obséquieux, boulimique et essentialiste et non de la Culture!

L’innovation pédagogique à venir est appelée à focaliser son attention sur l’éducation à/par l’écran tactile. L’écran vecteur de connaissances, de joies artistiques, de découvertes des autres et d’intelligence collective. Loin de l’écran amnésique, la pédagogie écranique devrait tenir compte d’une écologie où tous les médias cohabitent : pour le cas du Maroc actuel, l’écran vient compléter et prolonger les médias didactiques traditionnels tels que le livre, le cahier, le tableau. Il s’agit bien, non pas d’une innovation radicale, mais d’une innovation dosée et progressive.

L’enseignement du cinéma et des arts du film ne peut absolument pas ignorer l’intelligence numérique actuelle : globalisation, rapidité, hypermédia, la réalité virtuelle augmentée, la richesse du patrimoine filmique mondial…

En fin de compte, toute innovation, dans quelque domaine que ce soit, n’a de valeur, ni d’impact pérenne que dans la mesure où elle passe de l’innovation-gadget à l’innovation-regard contribuant ainsi à la mutation et à l’amélioration de notre regard sur le monde et sur la vie, à la démocratisation des richesses immatérielles et à l’évolution du bien-être de l’Homo Sapiens. Et l’efficience de toute pédagogie n’est réelle que dans la mesure où elle passe de la pédagogie de la rareté à celle de l’abondance des informations et des savoirs, de la pédagogie du local à celle du global, de la pédagogie de l’essentialisme déterministe à celle du relativisme et de l’Histoire… Seuls la beauté, les arts, le cinéma jouissent de l’avantage d’accompagner l’Homme partout et à tout moment et de faciliter la transmission fluide de la mémoire et des valeurs.

Youssef Ait hammou

(Universitaire)

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