La périodicité des JCC en débat

sardiLa question de l’annualité des Journées cinématographiques de Carthages (JCC) a été posée, bien avant son annonce, au sein d’une réunion entre le comité d’organisation des JCC2014 et les représentants de quelques associations et syndicats du secteur cinématographique tunisien. J’étais présent au nom du Syndicat des techniciens et travailleurs du cinéma et de l’audiovisuel.

La Directrice des JCC, Madame Dorra Bouchoucha, a expliqué le pourquoi de ce choix : aujourd’hui, un festival tous les deux ans n’est plus viable car tous les grands festivals sont annuels. La concurrence, de plus en plus forte, d’autres festivals arabes, nous pousse à nous aligner sur cette périodicité. La production tunisienne est devenue, en nombre, suffisante pour meubler un festival à chaque année.

Mes remarques concernant ce choix ont été de trois ordres :

– Pourquoi, dans nos choix, nous partons, en priorité, d’une comparaison avec les autres et d’un alignement sur leur façon de faire, alors, que nous avons la compétence et l’intelligence (l’équipe de JCC2014 en est la preuve) pour mettre sur pieds des choix qui émanent de notre réalité et répondent au mieux à nos potentialités. Le reste n’est qu’un travail de négociation et d’argumentaire.

– Pourquoi cette hâte chaque fois que nous voulons changer de cap ? Si on veut faire des JCC un rendez-vous annuel, pourquoi ne pas commencer par demander une étude de faisabilité et prendre le temps de tout prévoir en programmant ce changement pour 2017 (par exemple), surtout que l’impact financier et structurel n’est pas anodin ? Pourquoi ne pas poser la question : un festival tous les deux ans avec le double du budget ne sera t-il pas plus pertinent ? Pourquoi ne pas commencer par mettre sur pieds un secrétariat permanant pour le festival avant de passer à autre chose ? Pourquoi ne pas se baser sur des visions de projets pour l’organisation des JCC sur 10 ou 20 ans ?

– Si la production de films est en continuelle progression dans les pays arabes, elle l’est moins pour les pays sub-sahariens, d’où le risque de ne pas trouver une production suffisante pour des JCC annuelles et d’avoir un festival déséquilibré.

– Avant d’annoncer le changement du déroulement du festival, il aurait fallu, par respect et par stratégie, entamer des négociations ou au moins en informer, avec deux autres structures existantes : les journées théâtrales de Carthage (JTC) et le Fespaco (Festival de cinéma au Burkina Faso).

Les JTC, pour établir un calendrier commun et savoir si c’est approprié et possible d’avoir deux grands rendez-vous culturels à Tunis et en une seule année.

Le Fespaco ! Parce que ce festival, né en 1969, est initié par feu Tahar Cheriâa et d’autres cinéastes africains (Sembene, Vieyra, …), une année après la seconde session des JCC (1968). Il est le versant subsaharien du festival tunisien. L’accord était l’alternance annuelle dans l’organisation des deux festivals. Briser cette alternance revient à briser l’accord initial et à perdre la majeure partie de la production subsaharienne qui optera logiquement pour le Fespaco ; à moins que cela ne nous dérange pas et qu’il y ait, comme certains le disent, une envie de changer la vocation arabo-africaine des JCC ! Dans ce cas, une autre question se pose : les JCC survivront-elles sans cette vocation ?

La décision, sans consultation du Fespaco, de la périodicité des JCC a été annoncée ; et même, si c’est permis de rester sceptique à sa bonne réalisation en 2015, ses conséquences sans déjà là.

Il y a quatre ans, les égyptiens ont commencé à s’intéresser au cinéma africain. Ils ont créé le Festival du Film Africain de Louxor (LAFF). Depuis, ce festival annuel n’a cessé de prendre de l’importance, bien qu’il n’ait pas les mêmes atouts que les JCC: légitimité et poids de l’Histoire et du vécu, public et ambiance spécifique.

Le public est difficile à créer car il dépend de la culture ambiante (en Egypte, le cinéma est une industrie, donc le public est au quotidien dans les salles ; en Tunisie, comme il n’y a plus de salles, le public est devenu événementiel, surtout que l’événement des JCC existe en continuité depuis 1966.

Quant à l’histoire, on peut la détourner en s’associant à un festival qui est porté par sa propre histoire. C’est ce que vient de faire la LAFF. Profitant du vide et de la déception, latente depuis plusieurs années mais attisée par la décision unilatérale de l’annualité des JCC, Le Festival de Louxor vient de nouer des liens solides avec le Fespaco. Ces liens ont été officialisés le 02 février 2015 par une conférence de presse annonçant le jumelage des deux festivals. Le Fespaco, qui a été organisé du 28 février au 04 mars 2015, a programmé l’Egypte comme pays invité ; Luxor invite, quant à lui, le Fespaco pour sa 4e session (16-21 Mars 2015).

Nous avons perdu, ainsi, un partenaire qui nous amenait beaucoup de potentialités et qui aurait pu nous aider à s’ouvrir sur d’autres cinémas (le cinéma de la diaspora africaine aux Antilles et aux Amériques).

Parce que nous avons ignoré le Fespaco depuis si longtemps ; parce que nous avons marginalisé ce merveilleux cinéma subsaharien depuis si longtemps ; nous avons fragilisé les JCC et nous avons rétréci les choix possibles :

– nous ne pouvons l’organiser en Janvier car les films arabes (même certains films tunisiens) seront déjà passer dans d’autres festivals plus argentés que nous (Marrakech, Dubaï, Doha, Le Caire, Abu Dabi,…) et les films africains seront réservés pour le Fespaco et Luxor. Après Mars ou en fin d’année, la concurrence sera plus rude. Reste l’été, et là nous entrons en concurrence avec les innombrables festivals de la saison.

– nous pourrons changer la vocation des JCC, même si les motivations qui ont accompagnées sa genèse (l’absence de distribution des films arabes et africains, la découverte d’autres cinémas du Sud) sont encore d’actualité. Dans ce cas, il nous faut beaucoup d’argent, denrée rare que nous ne possédons pas ; où le placer sous la tutelle d’autres organisateurs venus de pays qui ont de l’argent (ce qu’à fait le Festival de Marrakech, par exemple) et en faire un festival VIP. Dans ce cas, nous perdons aussi bien notre contrôle sur les JCC que l’âme qui a fait que ce festival se perpétue malgré ses imperfections ; peut-être même grâce à ce qu’on croit imperfections et qui font partie, de son originalité et de sa particularité.

Faire des JCC un festival glamour au lieu d’un festival populaire ! Pourquoi pas ! Nous avons bien vendu plusieurs de nos richesses aux «autres» dans le but d’augmenter leur rentabilité, ou plutôt la rentabilité de quelques-uns, alors pourquoi pas le cinéma et le JCC !!

Comme toutes les couleuvres qu’on nous fait avaler pré et post 14 janvier 2011, on voit bien que, dans tous les domaines (sociaux, culturels, éducatifs et religieux), la décision est fondamentalement politico-économique et qu’elle obéit en fait à un choix de société. Le choix le plus facile reste le clonage. L’autre choix est la singularité ; choix difficilement admis dans un monde dominé par la globalisation et l’uniformisation des modes de vies, de gestion et de fonctionnement et la domination de l’esprit de troupeau.

Naceur Sardi

critique de cinéma et producteur tunisien

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