Récit de voyage (2)
Mohammed Bakrim
Dès Tahanaout, nouvelle jeune ville tendance, très prisée par l’élite cosmopolite marrakchie, villégiature pour les artistes et autres écrivains, je reçois les premières gouttes de pluie de l’orage qui a fini par éclater dans les hauteurs. Un climat frais règne sur les lieux. J’arrive alors à Moulay Brahim sous un ciel clément. L’endroit n’a pas beaucoup changé : quelques échoppes, des restaurants populaires. Je m’attable pour le déjeuner et invite un groupe de musiciens, des troubadours, à jouer de la musique locale. De l’eau fraiche coule dans l’oued. Mais Moulay Brahim, le site, reste encore là-haut. J’aime aller du côté du sanctuaire passer par les marches où quelques scènes du film Mille mois de Faouzi Bensaïdi ont été tournées. L’endroit est très animé ; forte affluence féminine. Immense déception du côté du sanctuaire de Moulay Brahim ; pour y accéder il faut en effet passer par de véritables barrières constituées de mendiants et de marchands de toutes sortes de produits. Le visiteur animé de sentiment sacré est perturbé par cette irruption de « vulgarité et d’indécence ». J’accède tout de même à l’enceinte du marabout pour une lecture de la Fatiha à la mémoire de ce saint soufi et que son mysticisme légendaire a transformé en mythe illustré par son appellation de « tayr jbal » (l’oiseau des montagnes).
En reprenant mon chemin, vers mon sud natal, je découvre, presque à chaque tournant, des panneaux publicitaires signalant des sites renvoyant au nouveau tourisme en vogue, celui des gîtes montagneux et des randonnées. Je ne résiste pas à la tentation et je décide de tenter l’expérience dans un hôtel sympathique, véritable petite ferme, et surtout entièrement tourné vers la montagne. Le concept est intéressant et les prix ne sont pas excessifs. Le lieu est paisible, propice à la détente et à la méditation face à la nature (la bonne idée en plus : il n’y a pas de télé dans les chambres !). Ce repos authentique me permet le lendemain de retrouver la partie la plus ardue de la route de Tizi N’test. Comme à l’accoutumée, je m’arrête longuement à la mosquée de Tinmel. Pour les amazighs c’est « timzguida imlouln », la mosquée blanche. Lieu mythique de mémoire qui remonte aux origines de la dynastie Almohade. Pour y accéder je quitte la route et je rejoins le village de Tinmel. Le site est magnifique. De la verdure et quelques villages disséminés en flancs de montagne ; sur quelques sommets les vestiges de kasbah fondée au 19ème siècle par le célèbre caïd Goundafi pour contrôler la route de Marrakech. Sous un soleil d’aplomb je contemple les lieux et je me demande pourquoi Mehdi Ben Toumert a choisi ce site quasi inaccessible pour y installer son état-major ? Plus je contemple cette nature d’apparence hostile, sa physionomie accidentée, ses chemins en lacets comme dans un film de Abbas Kiarostami, j’en arrive à la conviction qu’une pensée aussi rigoureuse que celle des fondamentalistes que sont les almohades, ne pouvait trouver meilleure métaphore pour l’exprimer que l’espace qui l’abrite. C’est du sens auquel on ne peut accéder non pas par un chemin mais par un long cheminement. La route ne cesse en effet de monter, de descendre, de tourner à gauche, puis à droite…donnant l’impression de revenir à son point de départ.
Mais on finit toujours par monter… et atteindre le col de Tizi N’Test qui culmine à plus de 2000 mètres ; il est le plus haut d’Afrique du nord. Il a été réalisé dans les années 1920. Je m’installe dans un silence des hauteurs dans un décor qui sied à la méditation, au recueillement, à l’admiration du Créateur. Derrière, les immenses montagnes, et en face vers le bas, au-delà des cimes, la plaine du Souss, ouverte et prometteuse.
C’est l’écrivain soudanais Tayeb Saleh, auteur du célébrissime « Saison de la migration » vers le nord, qui a certainement le mieux capté et exprimé les signes de cette métamorphose de la culture locale face à l’avancée chaotique de la modernité et qui a engendré ce que j’ai appelé à la suite de Pasolini, un génocide culturel. Issu lui-même de la petite paysannerie pauvre, Saleh a fait de la disparition de la culture traditionnelle suite à la confrontation avec la modernité, un de ses thèmes majeurs. Dans un recueil de nouvelle « daoumat Ouad hamed », il décrit, dans une langue authentique car parlant au nom de ceux qui n’ont pas accès à la parole, les mutations brutales que subit un village du Soudan suite à cette pseudo-modernité envahissante. Toute une production de l’imaginaire africain dit cette disparition programmée ; ce dérapage non contrôlé. Sembene Ousmane, Ahmed Bouanani, Oumar Sissoko, Hakim Belabbès…ont, pour le cinéma, eu le souci de mettre en récit imagée cette perdition, ce monde qui disparaît.
Attention, il ne faut pas lire ce constat comme une position nostalgique, un regret des formes passéistes d’organisation sociale. Non, c’est un cri de colère, spontané, face à cette agression sauvage qu’opère l’arrivée au sein des campagnes et des villages de formes et des modes de vie plaquées sur une réalité qui ne les a pas vu arriver. Les conséquences étant standardisation, mercantilisme, perte de valeurs et de repères…
En entamant la descente du col de Tizi N’test vers la plaine du Souss, et tout en accordant l’attention qu’il faut à la route faite de virages et de tournants aussi surprenant les uns que les autres, ma pensée vogue vers les souvenirs de contes et des images qui ont nourri mon enfance. Chaque été mes parents entamaient le voyage de retour vers le Souss natal faisant notre bonheur. Un bonheur simple fait de fêtes de mariage, de moussems, de rencontres dans les souks hebdomadaires et de quelques rares travaux d’été notamment le ramassage de l’argane…La pauvreté était là, mais point de misère. Les gens étaient dignes, fiers et somme toute, heureux …Milieu des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970. L’immigration était sur toutes les bouches et le passeport était la hantise des jeunes rêvant d’aller à l’eldorado. Un nom revenait souvent dans les discussions, le soir ou dans les pauses dans les champs celui de Murat (prononcé Mougha). Il était envoyé par les mines de charbon, notamment du nord et de l’est de la France pour recruter de la main d’œuvre. Il sillonnait les villages du Souss et tamponnait sur les poitrines frêles qui se présentaient à lui, tantôt « apte », tantôt « inapte » …des chants et des poèmes spontanés ont immortalisé cette séquence historique. Les conséquences sont aujourd’hui visibles ici et là-bas. Il y a ceux qui ont eu de la chance, ceux qui sont restés entre les deux rives. De belles chansons du regretté Amori Mbarek disent éloquence ce que ces rêves sont devenus. Notamment Gennevilliers dont le texte était écrit par Ali Sidki Azaicou, fils béni de la région.
Le col de Tizi N’test est chargé de ce genre de récits ; les récits de ceux qui ont affronté l’adversité et ont escaladé des montagnes ardues pour aller vers « lgharb » à la recherche du pain quotidien. Des migrants de l’intérieur qui ont suivi le chemin de différents mouvements sociopolitiques qui ont emprunté cette voie mythique sous la houlette de dirigeants hantant encore la mémoire collective. En termes de lecture je vous conseille le livre « Un caïd du Maroc d’antan, Tayeb Goundafi (1855-1928) », par son petit-fils Oumar Goundafi ; ouvrage riche en informations sur la région du Haut Atlas et son flanc sud qui m’intéresse ici particulièrement
L’arganier : en finir avec l’omerta
Ce col marque d’ailleurs un passage vers le territoire de ma tribu d’origine, les Ait Smeg. Tribu rebelle, illustration parfaite du fameux bled siba et qui a toujours alimenté les troupes des Caïds et des dissidents qui voulaient en découdre avec le pouvoir central. Ce fut l’un des derniers bastions qui ont échappé à la France. Les Ait Smeg occupent une position centrale dans le flanc sud du Haut Atlas, et le nord de la plaine du Souss, dans ce que l’on appelle ici Ras Eloued, en amont du fleuve. Le centre administratif a été et reste Tafingoult qui a connu son heure de gloire jadis. Cette région a donné de grands poètes amazighs autodidactes qui accompagnent les fêtes et les moussems…dans son expression moderne, le plus célèbre d’entre eux Ali Sidki Azaikou, « dada Ali » pour les intimes. Figure du mouvement culturel amazigh, Azaikou est le symbole de l’attachement et de la défense à une culture originale. L’un des titres de ses textes est tout un programme : Retour à la culture populaire, authenticité et racines profondes ! Cette culture, je découvre aujourd’hui qu’elle subit une violente agression : l’architecture, la langue, les traditions culinaires et alimentaires, et surtout le rapport à la nature sont sujet d’une profonde mutation. Expression de l’appartenance à un territoire donc d’une identité, ils sont réduits à des avatars d’une époque révolue. Du coup, le paysage change forcément ; le paysage naturel comme le paysage humain et social : apparition de nouveaux phénomènes comme la pollution (les sacs en plastique, les eaux usées…) apparition de nouvelles maladies liées aux nouveaux modes de consommation non adaptées au contexte.
Le signe qui a longtemps symbolisé la symbiose entre l’homme Soussi et son environnement spécifique est l’arganier. Arbre sobre et résistant, qualités reconnues à l’être soussi lui-même. C’est l’arbre qui est né dans une adaptation parfaite avec le climat semi-désertique de la région. Econome, il consomme peu d’eau. Il était l’expression d’un écosystème équilibré. Du coup toute la plaine de Souss reposait sur une nappe phréatique abondante née d’une accumulation séculaire…jusqu’à l’arrivée de nouveaux prédateurs qui ont découvert une terre en friche, de l’eau en abondance et ont commencé un travail transformation du paysage agricole relevant d’un véritable crime écologique : on arrachait l’arganier en profitant de la misère des gens et on le remplaçait par des fermes de culture d’exportation. Toute la région de Taroudant a connu une gigantesque métamorphose ; en l’espace d’une décennie, elle est passé de l’Arizona (un paysage désertique) à la Californie (un paysage verdoyant). Mais à quel prix ? « Mais vous êtes fous ! me dit un ami ingénieur. Vous êtes un pays aride et vous exportez de l’eau en Europe ! », remarquant mon étonnement il ajoute : Souss manque d’eau et vous cultivez de la tomate, de l’orange, du raison… des légumes et des fruits qui sont en majorité à base de près de 80% d’eau ».
L’autre agression subie par l’arganier est plus subtile et plus souterraine, donc plus pernicieuse car elle touche à la quintessence même de cette huile généreuse. Un technicien d’une coopérative féminine préparant des produits à base d’argane me rapporte qu’ils ont de plus en plus de difficulté à trouver de l’huile d’argane pure car celle de toute la région a été contaminée par les produits chimiques utilisés d’une manière extensive par les fermes de la région de Houara. Non seulement la nappe phréatique a été mise à sac mais elle est aujourd’hui et peut-être définitivement contaminée.
Bref, la région fut saignée à blanc. De nouvelles couches sociales voient le jour avec notamment une nouvelle bourgeoisie avide qui a donné une assise sociale aux nouveaux partis politiques crées dans les années 1970 et un prolétariat rural en majorité féminin, peu syndiqué et manquant d’expression politique ; de nouveaux centres urbains voient le jour, Ouled Taima en est le meilleur exemple…de nouvelles mœurs sociales nées de l’immense migration intérieure qu’a connue la région avec l’arrivée massive de la main d’œuvre des autres régions du pays (notamment Chiadma, Abda et bien au-delà)… Et du coup de nouvelles pratiques sociales inédites ou peu répandues avant se développent : trafic de drogue, prostitution, criminalité, délinquance juvénile, fondamentalisme dans ses versions les plus rigoristes… Quand on a en background les faits dévastateurs du génocide culturel que subit la région, il n’y a pas lieu de s’étonner, mais de s’alarmer.