Le théâtre marocain doit-il vivre en autarcie?

Quand le rideau est tombé sur la 18ème édition du Festival National du Théâtre Professionnel tenue à Tétouan, (30 novembre-7 décembre 2016), le spectateur et critique de théâtre que je suis était partagé entre , d’un côté, le regret d’avoir assisté à une édition qui ressemble à s’y confondre aux précédentes et qui laisse encore une fois une impression de désuétude et, de l’autre, une satisfaction d’avoir assisté à de beaux spectacles qui me donnent encore confiance en cette jeunesse montante qui présente de nouvelles esthétiques même si on a l’impression parfois que ce genre de théâtre se fait en marge d’une société non encore rompue à ce genre d’expression artistique.

Au niveau de l’organisation, on ne peut pas dire que des manquements majeurs aient entaché le déroulement de ce rendez-vous théâtral le plus important de l’année. Les différentes phases du programme sont respectées. Les horaires sont observés, facilités par une fluidité du transport des festivaliers et une vigilance bienveillante des animateurs. Tout cela montre à l’évidence que l’équipe en charge de l’organisation du festival est désormais rodée à ce genre de manifestation.

Cependant, malgré cette régularité et le sentiment du devoir accompli que l’on pouvait observer dans le regard des organisateurs, on ne peut pas dire que la fête était au rendez-vous et que ce festival, comme les précédents, a laissé des empreintes indélébiles dans la mémoire des festivaliers. 18 ans déjà et le festival nous revient chaque année avec la même impression de l’inachevé. Les éditions se succèdent et se ressemblent, laissant ainsi un arrière-goût de dilettantisme.

Au Festival National du Théâtre Professionnel de la colombe blanche, la colombe n’était pas tout à fait blanche, maculée par quelques imperfections que les organisateurs pouvaient éviter s’ils prenaient la peine de mieux y réfléchir. La même programmation, les mêmes couacs, le même sentiment du déjà vécu. Pas d’amélioration au niveau de l’organisation sinon la reproduction du même qui ressemble bien à du copié-collé. On dirait que c’est un fardeau qu’il faut vite déposer pour se débarrasser d’une corvée et passer à la caisse.

Comme dans la plupart des manifestations culturelles organisées par le Ministère de la Culture, on fait semblant d’avoir accompli le devoir. Hélas, encore une fois, comme dans bien des cas dans notre cher pays, le faire semblant caractérise notre travail et nous empêche de nous investir pleinement dans ce qu’on entreprend : un dépliant digne des temps révolus, deux ou trois petites banderoles accrochées avec hâte et oubliées contre vent et marée, une restauration qui a envoyé un nombre considérable de festivaliers à l’hôpital à cause d’une intoxication alimentaire très grave. On dirait que les coquelets servis à table se sont vengés par solidarité avec cette pauvre poule qui n’a pas été présentée lors du salut de la troupe « Encore » (la remarque émane de la bouche d’un enfant, étonné, dit-il à son père, de ne pas la voir au salut alors qu’elle avait bien joué dans le spectacle !). Si l’on ajoute à tout cela, la partialité, le népotisme et le favoritisme qui ont prévalu, comme à chaque édition, lors de ce festival, on ne peut s’attendre évidemment qu’à de telles imperfections.

D’abord, tout le monde a dû le remarquer, cette édition a coïncidé avec la tenue du Festival International du Cinéma de Marrakech (02 – 10 décembre 2016). Comme si on était incapable de prévoir ce télescopage entre deux évènements disproportionnés (Le festival ne couronne plus la saison théâtrale puisqu’il n’y en a plus, hélas). Le premier concerne le parent pauvre des activités culturelles : le théâtre ; un festival qui peine à se tenir chaque année faute de moyens, dit-on, depuis la sa création. Le second faisant l’objet, comme chacun sait, d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics et du privé, avec une débauche de moyens, drainant ainsi la majorité de nos artistes de théâtre à la recherche de lumière, de reconnaissance et de tapis rouge (normal, non ?), même si la production marocaine était écartée de la fête. Le Festival National du Théâtre Professionnel se trouve du coup orphelin de plusieurs artistes de théâtre ainsi que des plus importants médias du Royaume.  Il y avait donc de la grisaille à Tétouan renforcée par des trompes d’eau qui descendaient du ciel sans toutefois réussir à chasser les commerçants ambulants de la rue qui mène vers cette belle salle du Théâtre Espagnol.

Ensuite, ce qui devrait donner le la à cette manifestation et la faire rayonner au sein de la ville, n’a fait que renforcer ce sentiment de tristesse. La séance d’ouverture du Festival fut ennuyante à cause de ces discours oiseux et interminables qu’il faudrait au plus vite abandonner et garder la fête du théâtre intacte. Le spectacle dirigé par Messaoud Bouhcine, malgré des longueurs, a pu néanmoins nous faire oublier la catastrophe de l’édition précédente qui avait fait réagir le Ministre au point de le rendre furieux, lui qui se caractérise généralement par le calme et la magnanimité. Quant à la séance de clôture, n’en déplaise à mon amie Latéfa Ahrrare qui en fut l’ordonnatrice, elle fut ennuyante et dénuée de créativité. L’idée était peut-être bonne (rendre hommage aux accessoires de théâtre) mais elle fut noyée dans un amateurisme déconcertant. Enfin et c’est ce qu’on peut le plus reprocher à ce festival, c’est de ne pas investir la ville et se contenter de l’entrée du théâtre (Encore que… !). Une jolie ville comme Tétouan devrait respirer le festival et vivre au rythme du théâtre car, là aussi, c’est question d’éducation artistique qu’il s’agit, d’autant plus que curieusement cette ville ne dispose pas de troupe de théâtre comme l’avait fait remarquer un artiste.

Cependant, hormis ces quelques remarques qui n’enlèvent rien aux efforts entrepris, il y avait du théâtre. 12 spectacles en compétition et 18 hors compétition ont animé les différentes scènes de la province de Tétouan. Il y avait du bon théâtre mais il y avait aussi du moins bon, voire même des spectacles d’un amateurisme flagrant. C’est normal. On peut l’accepter car cela reflète le paysage théâtral marocain avec une génération qui navigue dans l’expérimentation et l’ouverture au monde et une autre toujours empêtrée dans de vieux clichés qui ont la peau dure.

En effet, chaque année, de jeunes troupes formées à la bonne école reviennent avec de nouvelles propositions, de nouvelles esthétiques offrant au public des spectacles variés quoique, pour certains, ils sont encore des exercices d’école, se souciant très peu du public large qui va les recevoir. Une esthétique avant-gardiste, critique sociale parfois virulente et osée et éloge du corps ont caractérisé cette édition. C’est le choix de la commission de sélection diligentée par le Ministère qui a donné la priorité à l’expérimentation pratiquée par des jeunes qui, la plupart du temps, sortent à peine de l’ISADAC.

Deux troupes se sont détachées du lot, de l’avis de la plupart des professionnels du théâtre qui ont animé les discussions autour des spectacles organisées tous les matins à la maison de la culture : Kharif (Automne) de la troupe Anfass et Koullou Chaïin ‘ane abi (Tout sur mon père) du Théâtre Chamates qui eut le grand prix. La première, quoique saluée avec force par la critique, n’eut que deux prix (scénographie et interprétation féminine en la personne de Farida Bouazzaoui ex aequo avec Zineb Ennajem). La seconde récolta le grand prix du festival. Un palmarès discutable pour certains cas flagrants mais plus ou moins honnête dans l’ensemble. C’est question de subjectivité, ce qui est normal quand il s’agit de l’appréciation esthétique des choses.

Le reste des spectacles présentés en compétition officielle n’a pas démérité quoique la plupart d’entre eux restent en-deçà de l’exigence du professionnalisme qui devait caractériser des artistes dotés d’une formation académique de qualité. Cependant, ce qu’il faudrait retenir de cette édition, c’est la présence très forte du théâtre dit « amazighe », une profusion de musique live parfois justifiée et d’autres fois paraissant juste un effet de mode et l’exaltation du corps (danse, chant et dénudement). Et là aussi, les textes (quand il y en avait) n’étaient que des prétextes car c’est l’image qui prime désormais dans notre jeune théâtre.

John Lennon n’est pas mort de la troupe Zank’Art est une réadaptation du journal d’un fou de Nicolaï Gogol même s’il est fait référence à feu Tayeb Saddiki qui l’a monté plusieurs fois à partir du début des années soixante-dix. Le spectacle est dirigé par Imad Fijjaj, couronné du prix de la mise en scène, qui manquait d’un peu plus de clarté malgré une bonne performance du comédien Issam-Eddine Mohrim.

Qalb al qalb du théâtre Encore, mis en scène par Youssef Ouhammou sur un texte de Bousselham Daïf est un réquisitoire amer du pouvoir dictatorial mettant en scène la dialectique du maître et de l’esclave mais dans un décor rudimentaire qui a beaucoup nui à la plastique de la scène malgré une performance intéressante du talentueux comédien Saïd El Harrasi.

L’histoire était donc omniprésente dans ce festival. C’est le cas aussi dans Arrahiq Al Akhir (Le dernier souffle) monté par la troupe Al Madina Assaghira de Chefchaouen (ex Appinum) sous la direction de Yassin Ahajjam d’après un texte du dramaturge Ahmed Sbaï. Il s’agit de la théâtralisation d’une personnalité mythique du Nord du Maroc en la personne de Raïssouni, ce brigand des grands chemins qui a défié la chronique durant la période du protectorat. Cette fois-ci, c’est un peu raté. Non pas que la prestation des comédiens ne soit pas bonne mais le spectacle prêche par un manque de cohérence au niveau dramaturgique.

Allaab (Le jeu) de la troupe Stilcom est un hymne à la contradiction dans une société qui cultive le paradoxe et en vit. Amine Nassor expérimente toujours la même forme basée sur la musique électronique exécutée avec brio par Yassir Torjmani, comme ce fut le cas dans son précédent spectacle Nayda qui eut le grand prix lors de l’édition précédente. C’est peut-être cette belle réussite de Nayda qui a quelque peu éclipsé Allaab puisque le traitement est presque identique même si c’est légitime d’opter pour un style et de s’y conformer.

Cette année, le théâtre amazigh était à l’honneur puisque trois spectacles étaient sélectionnés par une commission qui fut sans doute animée par un souci de régionalisme plutôt que par une rigueur esthétique. La troupe Afaq Al Janoub lil Al Fan noua Attaqafa d’Agadir n’est pas encore sortie des stéréotypes qui engluent le théâtre en langue amazighe. Pourtant deux bons metteurs en scène soucis comme Mohammed Khomiss et Brahim Rouibaa ont essayé de donner une impulsion « moderniste » à ce théâtre. Quant aux deux autres spectacles venus du Rif, malgré la contribution de metteurs en scène confirmés comme Amine Nassor pour la troupe Tefssiouine de Nador et Mohammed Amine Boudrika pour la troupe Rif d’Al Hoceima, on ne peut pas dire qu’ils ont démérité mais ils manquent encore de professionnalisme. Elles évolueront sans doute avec le temps.

Un spectacle a particulièrement retenu mon attention : Blasmia de la troupe Daha Wassa. Ce spectacle dirigé par le truculent Ahmed Hammoud a dérouté plus d’un par son audace et sa nouveauté dans le paysage théâtral marocain. Cette jeune troupe n’a pas attiré l’attention du jury malgré un effort considérable pour présenter une performance hors du commun dans notre paysage théâtral marocain (voir encadré).

Koullou chaïine ‘ane abi (Tout sur mon père) de la troupe Chamates dirigée Bousselham Daïf qui nous a toujours étonné autant par ses choix textuels qu’esthétiques revient cette année avec une belle adaptation de Loin du bruit, près du silence, récit autobiographique de Mohammed Berrada (voir encadré). Un choix difficile mais le pari était gagné.  Le public a bien réagi à ce spectacle supporté par des comédiens confirmés évoluant avec aisance dans un décor sobre et fonctionnel.

Kharif (Automne) de la troupe Anfass était pour moi le spectacle le plus abouti de cette édition, de l’avis de tous les critiques et du public. Lors des discussions, les éloges n’avaient pas tari, à juste titre d’ailleurs. Quoique c’est un texte écrit par la défunte sœur de la metteure en scène, Fatima Houri, qui est le point de départ de l’idée de ce spectacle, Asmae Houri, comme à son habitude, fait fi d’un texte, en prend la substance et construit un univers qui lui est propre basé sur le jeu du comédien, la musique et la plastique de la scène. Kharif (voir page 8) fut un réel moment de théâtre comme on en rêve tant dans notre paysage théâtral[1] .

Il faut le dire, le jeune théâtre marocain rayonne un peu partout dans le monde arabe. Si nous devons en être fiers, nous devons aussi nous inquiéter de ne pas le voir occuper les scènes occidentales et participer à cette diplomatie culturelle qu’on chante de plus en plus ces derniers temps. Jusqu’à présent, nous n’intéressons que les pays du golfe bourrés d’argent qui profitent de notre expérience beaucoup plus qu’ils ne nous apprennent quoique ce soit.

N’en déplaise à mes amis responsables de l’activité théâtrale marocaine, ce jeune théâtre, capable d’émerveiller un peu partout à travers le monde, n’a pas encore trouvé ses marques et souffre encore d’une inattention de la part des pouvoirs publics malgré des efforts substantiels ( aides de toutes sortes, lieux de création,…) que l’on présente souvent comme des acquis majeurs alors qu’ils entrent juste dans l’ordre des choses.

C’est d’un professionnalisme dans la gestion de la production et de la diffusion de notre théâtre qu’il s’agit. Cela nécessite des fonctionnaires rompus à l’esthétique, capables de guider avec efficacité toute une jeunesse qui navigue désormais dans les réseaux sociaux, qui recherche l’excellence et le renouvellement constant de l’esthétique, des artistes qui osent faire des propositions audacieuses pour se mettre au diapason du monde moderne. L’accompagnement de ces jeunes ne se satisfera jamais des subventions octroyées avec parcimonie même si elles sont nécessaires voire obligatoires et incontournables (et elles ne le sont pas encore malgré les efforts de tel ou tel ministre) car le théâtre, comme toute expression artistique, est un service public. Sans doute que le Ministère en est conscient et œuvre pour pallier à ces manques. A mon avis, c’est d’une volonté politique à un haut niveau qu’il s’agit, une résolution étatique capable de rendre visible pour un grand nombre de citoyens cet art dont les fonctions sociétales sont multiples.

Nous sommes le seul pays arabe à ne pas disposer d’un festival international de théâtre. Cela coûte cher, dit-on, comme si la musique et ses grandes rencontres, le cinéma et sa grande messe n’engloutissent pas des budgets colossaux. Oui, on nous dit souvent que des festivals internationaux de théâtre existent bel et bien dans notre pays : à Fès, à Casablanca, à Marrakech et l’on ne sait où. Mais de quoi parle-t-on ? Personne n’est dupe, on le sait.

Notre pays a besoin d’un festival international respectable qui donnera l’occasion au public marocain autant qu’à nos artistes de voir de grands spectacles et de rencontrer des créateurs de haut niveau pour créer l’émulation et faire progresser notre création. Comme il serait souhaitable et même indispensable de permettre à nos artistes d’assister à de grands rendez-vous de théâtre à travers le monde (Carthage, Avignon, Kurokawa nô, Sibiu ou Edimbourg par exemple) afin d’élargir au maximum leur horizon de pensée au lieu de les cantonner à faire le va-et-vient entre le Maroc et le même pays arabe, même si l’un n’exclut pas l’autre.

Permettre à nos artistes de participer à des stages, des rencontres internationales de toutes sortes aidera sans aucun doute à nos artistes de parfaire leurs connaissances et se remettre constamment en question alors que tout progresse ailleurs, sommes –nous condamnés à vivre en autarcie et se contenter de l’aléatoire et du miracle ?

Tout compte fait, nous sommes en mesure de dire que notre théâtre se porte bien même s’il se réduit en peau de chagrin et voit ses meilleurs éléments émigrer de plus en plus vers la télévision et le cinéma. Alors, on le maintient sous perfusion même si des efforts considérables sont consentis depuis l’arrivée de Monsieur Mohamed Amine Sbihi qui a pu augmenter considérablement le budget alloué au théâtre et d’en diversifier les aides. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres. D’abord, il faudrait séparer le grain de l’ivraie afin de viser l’excellence au lieu de faire du prosélytisme qui nuit à l’art et l’empêche de progresser.

Ahmed Massaia

(Critique de théâtre)

[1] A l’heure où nous publions cet article, la troupe Anfass vient d’avoir le grand prix du théâtre arabe lors du Festival du Théâtre Arabe d’Oran en Algérie.

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