Mémoires d’Aherdan: Confessions d’un homme libre

S’il y a un personnage de l’espace public qui, sur sa carte de visite, peut se contenter de son seul nom, sans autre qualificatif, c’est bien Aherdan. J’écris cela spontanément avant de ne lire dans la préface d’Hubert Vedrine, l’homme d’Etat français et ami du Maroc, quelque chose qui va dans le même sens : «Aherdan ! dit-il, ce nom seul est une légende…». L’homme, en effet, est multidimensionnel, atypique, irréductible à une étiquette. Doué de qualités intrinsèques qui en font une véritable figure historique du Maroc moderne.

Pour  faire vite, on peut le présenter comme homme politique qui a marqué la vie publique depuis l’Indépendance par une touche particulière ; on peut parler de l’ancien combattant sous les couleurs de la France, puis résistant contre la même France dont il a adopté la langue comme un fin lettré ; c’est aussi en effet un poète, un peintre ; et surtout un cavalier amazigh amateur de chevaux et des grands espaces qui jouxtent l’Atlas…et pour tout dire, c’est Aherdan. Plus qu’un nom, un concept.

Dans la mémoire collective, celle du peuple, sa carrière a donné lieu à des récits où la légende a souvent nourri le mythe. On aime raconter autour de sa riche carrière des faits véridiques, mais aussi des fantasmes, des anecdotes qui laissent intacte l’image d’une personnalité originale. Authentique.

Les contingences historiques ont fait que les gens de ma génération ne considèrent pas Aherdancomme une référence et lui ont collé des étiquettes simplistes, nourries du jargon de l’époque. Il n’empêche qu’aujourd’hui l’homme est désormais un monument de notre Histoire politique contemporaine.

Dans cette perspective historique, il est utile de rappeler quelques récits qui ont accompagné notre appréhension du personnage. Il y a des attitudes, des anecdotes et des images au sens propre (comme celle d’Aherdan cavalier). Il est ainsi établi que dans le tumulte, pour ne pas dire le chaos, qui a suivi la proclamation de l’Indépendance, il a joué un rôle majeur. C’est lui qui a dit non au diktat du parti unique qui pesait sur le devenir du pays sous l’impulsion de quelques nationalistes dont les ambitions ne manquaient pas de tentations totalitaires (le fond de l’air allait dans ce sens). Toute sa carrière politique sera marquée par ce geste fondateur avec deux appuis majeurs : un ancrage réel dans le terroir sous couvert de la défense de la ruralité et l’amazighité, d’un côté, et un attachement indéfectible à la monarchie et au trône alaouite, de l’autre. Homme de confiance du monarque, il gardait sa liberté de parole. Ce qui, épisodiquement, lui causait des ennuis et des difficultés qu’il transcendait par son côté poétique, voire romantique ; par l’attachement aux valeurs pérennes : sa famille, son cheval, son figuier…

Mais il y a aussi, le côté anecdotique que le petit peuple aimait se raconter loin des Salons de la capitale. Comme celle-ci et qui nous avait fait à l’époque énormément plaisir : nommé ministre de la Défense au début des années 1960, il fait le tour de l’Etat-major où on lui présente quelques officiers supérieurs : Benchekroun, Benjelleoun, Bennani… la réaction d’Aherdan : «c’est un Etat-major ou une Kissaria ?…» !

C’est cet homme aux multiples facettes qui vient de marquer un point en publiant ses Mémoires. Et ce n’est pas de la frime. Un vrai travail qui s’étale sur trois volumes, et d’une grande consistance dans le fond et dans la forme.

J’ai commencé par le volume 2 de ces Mémoires qui couvre la période 1961-1975. Un choix dicté par une raison biographique personnelle, cela correspond à une période de l’éveil de ma conscience politique avec des dates phares qui ont maqué ma génération : la guerre des sables en 1963 ; les émeutes de mars 1965 ; la guerre des six jours en 1967 ; les deux coups d’Etat avortés de 1971 et 1972 ; la marche verte en 1975 et la récupération des provinces du sud… Sur tous ces aspects ma curiosité fut rassasiée. Aherdan rapporte les faits avec précision, sans complaisance…toujours amazigh, c’est-à-dire libre.

En lisant ces mémoires, on découvre mieux le personnage au-delà des clichés ressassés ici et là par ses détracteurs et adversaires politiques. J’aimerai citer dans ce sens deux aspects qui le resituent dans sa véritable nature. Celle que beaucoup de gens ne connaissent pas et gagneraient à découvrir.

Feu SM Hassan II a d’ailleurs très bien défini Aherdan. Lors d’un déjeuner sans protocole, «sans fanfaronnades ni lieux communs» écrit Aherdan, celui-ci demande au défunt Roi : « Il est des moments où je me pose la question de savoir ce que je représente réellement aux yeux de Votre Majesté ?» Le roi réfléchit un moment avant de répondre : «Tu ressembles à ton cheval Ahmami» ! Un cheval que le cavalier Aherdan chérissait beaucoup et avait immortalisé dans un beau poème. «Mais en quoi Majesté ?»demanda-t-il à Hassan II. La réponse claque : «Tu es imprévisible». Et Aherdan de commenter dans ses Mémoires : « Une fois de plus, je subis le charme de cet homme qui aurait dû réussir son pari parce que de taille à le réussir ». ! Deux grands hommes.

Et puis, il y a cette belle image que je garde de ce passionnant voyage dans cette mémoire fertile où la politique omni-présente n’occulte pas des moments de pauses pleins de sérénité : «J’en étais là dans mes réflexions ce matin-là à Oulmes, sous le figuier comme à l’accoutumée, accompagné par le vent dans les feuilles et le clapotis de la source. Tout en me perdant dans la lecture de Les chênes qu’on abat d’André Malraux…» !

De bout en bout, ces Mémoires respirent poésie, destin, loyauté, adversité et tragédie.

Mohammed Bakrim

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