Quand la culture s’en mêle

La campagne des présidentielles françaises bat son plein. Elle intéresse le monde entier, étant donné la position de la France dans le concert des Nations. Les enjeux de cette élection sont énormes : l’Europe, l’économie mondiale, la géostratégie et bien entendu ces problèmes épineux liés aux flux migratoires. C’est ce dernier point qui nous intéresse en particulier, nous marocains, puisque nous constituons une communauté migratoire très importante en France.

Ici, chez nous, chacun y va de ses pronostics et de ses commentaires.Certains disent carrément que ces présidentielles ne nous concernent en aucun cas. D’autres sont scandalisés par le vote de certains français vivant au Maroc au premier tour en faveur du Front National. Et quelques-uns se positionnent pour tel candidat ou tel autre selon leur propre conviction, la plupart du temps pour Jean-Luc Mélenchon qui a des positions franches sur ce sujet et que les électeurs français ont balayé d’un revers de main au premier tour. Or, nonobstant les convictions affectives, ces présidentielles nous intéressent aussi.Non seulement parce que nos relations autant commerciales que symboliques et culturelles avec la France sont très fortes et séculaires mais aussi et surtout parce que des millions de nos compatriotes habitent ce pays.Certains sont même devenus des ministres de la République. Nous sommes concernés par cette élection carnous sommes au centre dès la campagne présidentielle où les problèmes de l’immigration monopolisent les débatset que les extrémismes de tous bords(Islamistes autant que Lepénistes) gonflent de plus en plus et menacent l’équilibre du monde.

Il faut le dire, nos amis les français sont devenus tellement frileux qu’ils sont entrain de se draper du vide en poussant à l’extrémisme des politiques qui ne sont nullement à la hauteur de la place qu’occupe ce pays dans le concert international. La France des Lumières, de Victor Hugo et des surréalistes, la France de De Gaule et de François Mitterrand, a cédé la place à une France dirigée désormais par des «marioles», tout juste bons à amuser la galerie, aussi insignifiants que ceux des républiques bananières qu’ils ont toujours dénoncé, à juste titre. La France des droits de l’Homme, de l’humanisme et des libertés a-t-elle troqué ces valeurs sur lesquelles nous nous sommes appuyés et battus pour construire nos «démocraties» pour des propos racistes et xénophobes ? Il est vrai que cette situation d’incompréhension et d’intolérance ne date pas d’aujourd’hui. Les avancées technologiques et la machine infernale du progrès émoussent chaque jour un peu plus notre mémoire. L’Histoire se répète et à chaque fois que nous faisons un pas vers l’amélioration de l’humanité,certains esprits malveillants tentent de nous éloigner chaque jour un peu plus de l’appréhension tolérante et humaine d’un monde qui ne supporte plus les différences.

Il y a vingt ans déjà, un ami metteur en scène, connu et reconnu en France, Robert Cantarella, m’avait accompagné dans mes folies du temps où je dirigeais l’ISADAC ; Notre projet théâtre l’était encore plus pour ces jeunes étudiants avides de connaissance,alimentés par des rêves de théâtre et désireux de s’ouvrir au monde. Scandalisé par la loi Debré de l’époque sur l’immigration qui restreignait davantage la circulation des êtres humains, Robert écrivit cette lettre qu’il adressa aux autorités de son pays. Je vous la livre intégralement :

«Messieurs les préfets de France,

Je suis hébergé par des «arabes» au Maroc. Je suis un immigré en situation légale. En tant que metteur en scène de théâtre, j’ai été invité à participer au développement et au rayonnement de la culture française dans un territoire ami, et qui, à cause de son histoire passée, a su entretenir des liens privilégiés avec notre «beau pays». Par exemple nous parlons la même langue, ceci suffit à nous convaincre d’une communauté d’expression.

Ahmed Massaia m’a proposé de venir travailler avec des jeunes acteurs marocains qui terminent leur formation dans l’institut qu’il dirige : l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle. Son ambition est de faire connaître à de futurs professionnels des métiers du théâtre au Maroc, des expériences et des pratiques venues d’ailleurs, de l’étranger (doux rêveur). Tous ces jeunes gens parlent français et arabe. Je vais rester pendant un mois, et je suis abrité par cet ami, aidé par d’autres personnes de ses relations qui ont permis que je loge dans un appartement situé dans le centre de Rabat.

Que dois-je faire ?

Dois-je être signalé par mon ami comme étranger résidant sur le sol Marocain, ou dois-je  moi-même aller voir la police marocaine afin de prévenir les autorités légitimes du pays  d’accueil de ma présence sur le territoire (sans doute que leur surveillance a déjà répertorié cette présence) ou,  dois-je téléphoner à la police française afin de leur signaler qu’un étranger, sur ses terres, me loge chez un ami (mais d’une certaine façon aussi chez lui), et le tout sans rien dire à personne ?

Pourtant nous étions d’accord sur tous les points de notre contrat : je vais à Rabat, je travaille avec des jeunes acteurs Marocains qui parlent et jouent en français, je suis responsable d’un projet artistique reliant les deux civilisations, islamique et occidentale. Pour ce faire nous avons décidé de travailler sur l’épopée de Gilgamesh qui date de 3000 ans avant J.C. Ce récit, traduit par J.Botéro, est notre plus ancienne trace écrite de fiction Le fondement de ce qui s’écrira et se racontera plus tard : la bible, l’Odyssée… Aux frontières du réel, etc. Sera associé à ce projet l’auteur et dramaturge marocain Youssef Fadel, et des techniciens français et marocains.

Je partage la vie et les savoirs des différents enseignants qui sont très honorés par ma présence. Je l’avoue sans fausse modestie car mon corps et ma voix sont les représentants d’une culture et d’une histoire, celle de la France. Je dois tenir compte du fait que ces futurs professionnels de l’art théâtral parlent autant «notre» langue que «la leur» et que le modèle américain gagne chaque année du terrain. La résistance farouche de ces compagnons, qui rêvent en Français et en Arabe suivant la teneur de leur nuit, m’inquiète. Ils répètent haut et fort que seuls l’accueil et le mélange, sont des voies d’accès à une plus grande idée de l’homme, que permettre la libre circulation des mots et de leurs rayonnements imaginaires augmente la dignité du genre humain.

Que faire, messieurs les préfets de France ?

Leurs intentions semblent honnêtes. Ils sont convaincants, mais ils me rassurent en m’affirmant ne pas penser tous pareil. A chacun son irrémédiable (Le mot du malin est dedans me dit Abdel) et sa raison d’Etat. Une autre façon d’accepter de pactiser avec les «durs» du régime, qu’il faudrait se décider une fois pour toute à appeler les «simplets», afin de ne pas attribuer une consistance, une densité aux bourreaux de la démocratie.

Dans la voiture qui me transportait de l’aéroport au centre-ville, Ahmed roulait avec douceur. La fenêtre de la 306 était baissée. J’ai aperçu, le long d’un mur un militaire à genoux en attente de la prière. Plus tard, devant les premiers immeubles de la ville, on a parlé de Debré, de sa loi. Il m’a dit :

  • «Je ne sais pas si je pourrai venir en Mai en France».
  • « Mais si».
  • «Tu sais, la dernière fois, pour les fêtes de fin d’année, nous sommes venus à Paris comme tous les ans. Ma femme et mes deux filles ont failli être renvoyées. Un agent de la police des frontières me répétait que sans certificat, elles ne rentreraient pas sur le territoire Français. Leïla pleurait, elle ne comprenait pas pourquoi il fallait retourner à Rabat pour les fêtes. J’ai discuté, j’ai parlé, parlé et finalement elle a fait un petit signe, et on est rentré dans la Alors maintenant, avec la loi qui est passée aujourd’hui chez vous…».

Puis il a indiqué l’endroit de notre logement en souriant.

Nous espérons sincèrement, monsieur Debré, que votre vision du monde sera stérile et sans cesse contredite par une autre, qui ne parle ni d’ange ni de diable, mais des hommes, et de leur infini appel au partage».

Robert Cantarella– le samedi 1er mars 1996

Je n’ai plus revu Robert sinon à de rares occasions lors de rencontres et de symposiums sur le théâtre. Je ne l’ai plus revu mais une empreinte indélébile est restée gravée dans les esprits de ceux qui avaient fait de cette collaboration de vrais moments de partage. On n’échappe pas aux lois des ramifications existentielles. Il n’était pas le seul. D’autres ont aussi imprégnéde leur passage et de leur participation artistique notre regard sur le monde :Woytaszek et Andrew Severin de la Comédie française tous deux de Pologne, Hichal Kafarna de Syrie, Fadel Jaf d’Irak, Peter Brook ou Philippe Girard de France, Hélène Beauchamp du Canada, Roger Deldime de Belgique, Juan Jo Granda et José Monléon d’Espagne, Vladimir Granov de Russie et la liste n’est pas exhaustive car l’ISADAC a ouvert ses portes aux différents souffles du monde sans restriction aucune sauf une recherche constante de l’excellence ; autant de créateurs qui avaient le sens du partage, qui ne craignaient pas d’aller au contact avec d’autres cultures et qui s’en sont nourris aussi.C’est le cas sans doute de millions de citoyens qui portent les mêmes idéaux. C’est cela la communauté humaine que certains esprits étroits veulent diviser soit par des extrémismes sanglants soit par des extrémismes tout aussi réducteurs et xénophobes.

Le spectre de l’extrémisme est effrayant et je ne comprends pas comment peut-on y adhérer sans discernement. Dans cette ambiance délétère des présidentielles françaises, il faudrait savoir toute raison garder. Marine Le Pen a le droit de dire ce qu’elle veut, penser ce qu’elle veut, mais a-t-elle le droit de prendre en otage des millions de gens qui n’aspirent qu’à vivre dans un monde de paix et de sérénité ?A-t-elle le droit de diviser les communautés humaines dans un monde régi désormais par la globalisation et la circulation des idées. Faire barrage à ces esprits négationnistes, discriminatoires, xénophobes est un devoir citoyen, voire humaniste et planétaire.

Ahmed Massaia

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