Le village, la ville, la vie: une prison à ciel ouvert?

«Pile ou face ?» de Hassan Oumouloud

Par Soumia Ben Rochd

Pile ou face ? C’est le titre du nouveau roman de l’écrivain et poète Hassan Oumouloud. Tout comme son protagoniste Madani, il est né lui-même dans la région du Sud, et plus précisément à  Chtouka Ait-Baha. Pile ou face? Est un titre accrocheur, avec son rouge vif qui coule de ses lettres meurtries. Un seul mauvais virage dans la vie et l’on est pris au piège, tel le protagoniste sur l’image de la couverture, avec à ces côtés une mallette pleine d’argent à craquer, et qui ne lui est visiblement d’aucun secours.

Le roman est d’un suspens à vous couper le souffle, avec une histoire dont la trame relie parfaitement événements, personnages et thèmes. En même temps, il s’agit d’un point de vue critique vis-à-vis des maux de la société. D’ailleurs, les chapitres sont presque des sortes de nouvelles au sein du roman, abordant chacun l’une des catégories sociales marginalisées, ou l’un des griefs de la ville moderne, tout en faisant progresser l’histoire. La ville, le village, les marginalisés, l’argent et le terrorisme : comment ces thèmes s’enchevêtrent-ils pour questionner le destin?

Madani : citoyen ou marionnette?

Madani, c’est le nom du protagoniste. En arabe, il signifie ce qui relève de la ville – al madîna – et de la citoyenneté. La ville : cet espace de vie commune créé par l’humanité et représentant l’apogée de ses exploits philosophiques, scientifiques, architecturaux et artistiques ! La ville : édifiée dans le but de garantir à l’être humain un degré de confort jadis inespéré ! La ville : supposée procurer à ses habitants une existence digne ! La ville, où la vie est sensée s’épanouir!

Madani est originaire d’Ait Baha. Depuis sept ans, il travaille à Agadir en tant qu’agent de sécurité dans une banque, après avoir obtenu une licence en psychologie. Question de pertinence! C’était un jeune homme ambitieux et sans histoires, arrivé en ville avec plein d’espoirs et de rêves. S’il a laissé derrière lui sa terre natale, et ce qu’il reste de sa famille, c’est que le village était devenu un lieu auquel la misère s’accroche avec un acharnement impitoyable.

Le portrait du protagoniste en soi se veut un reflet cru de la réalité d’un village, d’une ville, voire d’un pays. Un corps «collé au marbre» et devenu «marbre», symbolisant la transformation de l’humain en machine à exécution, sans droit au rêve, à l’émotion et à la création. Son costume de travail – d’ailleurs mal ajusté – lui procure un semblant de dignité, quoique le logo, «cette tâche ronde (…) située (…) exactement sur le cœur» (27), vient gâcher l’image d’ensemble. C’est comme un tampon du destin qui marque l’individu comme un éternel marginalisé. Des études en psychologie qui, ironiquement, en lui ouvrant l’esprit sur les méandres de la psyché humaine, l’ont rendu plus conscient de sa vulnérabilité, « seul son esprit fonctionne encore un peu comme il faut, et souvent plus que ce qu’il faut : une colline de pensées sur la tête » (12). «Sa chambre ! Un cachot qui lui dévore la moitié de son salaire» (13).

Il s’avère donc que la ville est loin de porter secours à celui qui a fui la misère du village natal. C’est comme si l’auteur disait que : dans la ville, l’on a tout et l’on perd tout; et dans le village, l’on a rien, et l’on ne perd rien non plus ! Pile… ou face ? Question de destin ? De corruption politique?

La ville : apogée de la modernité?

La ville, cet espace urbain où évolue l’histoire du protagoniste. C’est un espace de paradoxes par excellence ! Les parcs et les jardins sont secs, leurs eucalyptus morts debout. L’horizon est «bouché par les bâtiments et les engins» (12). Les «misérables

[habitants]

peinent pour paraître riches» (14). L’agitation quotidienne et les bruits assourdissants n’ont aucun sens, rien qu’un «théâtre à ciel ouvert où se déroule la comédie humaine» (16).

La ville se caractérise par un rythme effréné, mais ce sont ses occupants qui ont adopté ce rythme, et c’est eux qui se le sont imposé. La culture de la parade sociale et la fièvre de la consommation qui va avec, c’est eux qui l’ont désirée par leur vanité, et c’est eux qui en souffrent parce qu’elle les enchaîne. Les machines, c’est eux qui les ont créées, et ce sont ces machines mêmes qui les dominent.

Dans la ville, ils circulent tels des fantômes, pressés, indifférents (aux malheurs les uns des autres – si ce n’est contents de pouvoir prospérer sur la base de ces malheurs), isolés, au sein même de leur entourage proche ; bref, ils sont profondément aliénés, et ce pour une durée indéterminée. Les seuls qui arrivent à s’adapter sont ceux qui « [harmonisent] dans leurs âmes les contradictions les plus aberrantes ! (…) Et c’est de cette façon que les Marocains mènent leur vie sans se soucier des clameurs d’hypocrisie ou de schizophrénie. » (32).

Pourtant, le nord, et en particulier la capitale et sa région avoisinante présentent des disparités avec les villes du sud en général. Rabat, par exemple, est une ville où «l’œil se divertit et se délasse» (97), c’est une ville où la culture s’épanouit, comme à la bibliothèque nationale, c’est une ville de beauté, quoique…

Madani « s’assoie sur un banc. Souriant, son regard arpente l’avenue [Mohamed V] de long en large et se souvient des misérables jardins d’Agadir. Quelle malchance ! se dit-il. Plutôt quelle gouvernance ! Que faudrait-il pour avoir de telles beautés au sud? De la lumière, de l’eau et de l’herbe ! Ce n’est pas question d’éclairage mais d’esprits éclairés. Il se retourne comme appelé par quelqu’un et voit s’ériger derrière lui ce drôle d’édifice imposant comme une vieille abbaye hantée, le Parle-ment ! » (100).

Ainsi, les disparités ne changent rien au caractère paradoxal des villes marocaines. Rabat est d’ailleurs appelée par l’auteur Rabat-joie, puisque Madani s’y fait arrêter, mais aussi parce qu’elle n’est pas dépourvue de lieus infernaux reflétant la misère et les contrastes les plus étonnants, tels la gare routière El Qamra. Les villes marocaines sont-elles toutes des rabat-joie, où la beauté et le charme cohabitent nécessairement avec les malheurs et l’indifférence?

Les délaissés: qui pointer du doigt?

Il semble que le malheur et les malheureux sont partout. Résignés ? Désespérés? Impuissants ? Relativement responsables ? Tout au long du roman, Oumouloud prend soin de décrire la condition de plusieurs catégories sociales délaissées par la société, remplissant l’espace, et pourtant invisibles du fait de l’indifférence générale : les femmes villageoises, les mendiants, les anciens combattants, les prostituées, les déjantés, et les employés de petite condition.

A travers leurs portraits et leurs petites histoires, l’on se rend compte de plusieurs phénomènes socio-culturels et institutionnels (précédemment mentionnés dans la section consacrée à la ville), qui concourent par leur interaction incessante à produire la réalité désolante de ces catégories. Citons l’exemple du mendiant dont Madani devine – grâce à son âme sensible – l’identité d’ancien combattant.

«Les habits déchirés, les poches trouées, les odeurs piquantes, les regards éteints, les joues concaves, les dents absentes, les peaux tannées, les fronts fondus, les crânes vibrants, les pieds cassés, les doigts osseux… de tous ceux qui avaient un jour déployé pleinement tous leurs pouvoirs, leurs facultés, leurs fortunes ou leurs talents au service d’une classe dominante dont les enfants, eux, bénéficient aujourd’hui d’une infinité de privilèges. » (30)

Est-ce le destin des Hommes comme celui des villes et des villages ? Est-ce le résultat des actes des Hommes et de la nature humaine? L’argent y est-il pour quelque chose?

Royaume de «dieu-dirham».

Pourquoi la ville ? Pourquoi les bâtiments, le ciment armé, les engins, le mouvement incessant de la fourmilière de voitures et de gens ? Les bruits assourdissants, les bavardages inutiles ? «C’est toujours, par, pour, grâce à, à cause de, ou vers l’argent que ça roule, que ça crie, que ça tourne, que ça tombe, que ça meurt et que ça ressuscite pour rouler de nouveau» (17). Il s’agit d’une mise à nu de la société, et un appel à nous avouer à nous-mêmes que sans un minimum de revenu qui nous permet de vivre dignement, nous pourrions facilement se muer en monstres, et que nos beaux discours sur la moralité deviendraient absolument vains.

Toutefois, ceux qui s’en sortent et acquièrent de la richesse sont-ils voués à oublier leur condition d’origine, et de devenir aussi cupides et malhonnêtes que leurs prédécesseurs ? Videraient-ils la terre de ses ressources et les poches des habitants de leurs biens, afin de se procurer une vie de parade luxueuse et superficielle, et regarder de haut tous les autres?

Cela dit, acquérir de l’argent, ce n’est pas l’objectif en soi quand on est un Madani. Quand on est Madani, on veut pouvoir s’épanouir à travers un travail qui couronnerait notre parcours d’études, on veut pouvoir continuer à se sentir vivant et à progresser, on veut pouvoir habiter dans un lieu décent, on veut être capable de sortir sa famille d’une pauvreté de longue date. L’attente, les rêves et les aspirations toujours reportés, font que Madani ne dit rien lorsqu’il trouve, un beau jour, dans son compte bancaire un énorme chiffre qui semble le transformer complètement du jour au lendemain. On lit dans ce sens :

«Il se rase d’abord puis se lave les cheveux et le visage avec la lenteur d’un retraité. Il nettoie ses mains avec attention. Ces petits gestes qu’il fait presque inconsciemment et qui lui sont nouveaux lui font douter de lui-même ! Il se retrouve subitement avec un autre visage ! bien rasé, bien nettoyé, bien soigné. Calme, assuré, en pleine quiétude ! Est-ce le début d’une métamorphose ? Il paraît que l’idée d’argent dans le compte suffit en elle seule à faire tous ces changements. Rien qu’une idée!» (25-26).

Pourtant, pendant les quelques jours où Madani se savait affranchi de la pauvreté grâce à ce nouveau chiffre dans le compte, il n’a cessé de porter secours à tous ceux qui en avaient besoin: sa mère au village, l’ancien combattant, l’enfant de Taroudant et sa maman qu’il croyait sans issue. Il aurait voulu aussi porter secours, s’il avait pu, à son ami intime, Houcine, décédé durant les événements terroristes tragiques d’Argana. Il était sensible aux malheurs des marginalisés tels que lui. D’ailleurs, il avait l’intention de devenir médium, croyant que c’était sa destinée. L’argent semble donc avoir été pour lui un moyen et non une fin en soi. La question qui se pose est donc : mérite-t-il d’avoir été pris au piège d’un réseau terroriste qui l’a manipulé?

La terreur d’un destin sans merci

Madani est arrêté à Rabat par les services secrets, et il découvre que certains de ses collègues et certaines personnes qu’il avait rencontrées lors de son voyage faisaient tous partie de ce réseau terroriste. Madani n’en savait rien. Le chiffre dans le compte bancaire l’avait retourné et il ne voulait pas entendre la voix de la raison, qui insistait pour qu’il se pose les bonnes questions. Il a fini par tomber dans mains de bourreaux impitoyables qui lui ont fait subir des séances de torture insupportable, suivies d’un jugement et d’une condamnation de plusieurs années. Il en sort complètement déjanté, errant, tel un fantôme, dans les rues de la ville, toujours la ville…

Ainsi, le phénomène du terrorisme vient «couronner» la cruauté du vécu dans une société malade, et par la même occasion, il met la cerise sur le gâteau dans l’histoire d’un protagoniste déjà malmené par le destin. Il secoue nos consciences et nous appelle à réfléchir: où allons-nous? Que cherchons-nous de la vie sur cette terre? Ce qui se passe est-il inévitable? Aurions-nous pu faire les choses autrement pour que ces tragédies humaines soient limitées? Nous : individus et institutions en tout genre.

Une autre question se pose : Madani est-il un héros tragique ? Est-il coupable ou innocent? Est-il entièrement responsable de sa propre tragédie ? Est-ce une erreur dans ce que l’auteur a appelé ce «gigantesque calcul mental» (21)?

Conclusion

Dans Pile ou face ? La ville aussi bien que le village semblent avoir été représentées comme une prison à ciel ouvert, mais est-ce l’entière responsabilité de l’ordre social dominant? Ou plutôt de la nature humaine, et par conséquent, de l’ordre d’un univers qui nous dépasse? Ce monde qui, selon Oumouloud est ce: «gigantesque calcul mental que fait Quelqu’un quelque part avec une infinité de chiffres, d’êtres et de choses. Et qu’est-ce que c’est que l’homme sinon un être infinitésimal qui trouve toujours du mal à s’en sortir ! Pourquoi a-t-on toujours du mal à s’en sortir ? Parce qu’on en fait partie. Dans nos silences, nos paroles, nos gestes, nos souffles… tout ce qu’on fait et même ce qu’on ne fait pas, fait partie de ce Grand Calcul Mental. Combien de battements d’ailes d’un papillon ont épargné le monde d’une catastrophe! Et combien de grandes inventions ont tué des millions de gens. Entre jeu et sérieux, la vie se plaît à osciller comme la mèche d’une petite gamine sur une balançoire…» (21-22).

Qui est-ce donc que ce Quelqu’un dont on serait les prisonniers ? Y a-t-il une issue?

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