Par Abdeslam Seddiki.
Le Maroc vient de célébrer, à l’instar de l’ensemble des pays du globe, la journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, dans un contexte national marqué notamment par l’intensité du débat autour de la réforme du code de la famille. Ce chantier lancé par le Souverain, pour mettre notre pays en phase avec la constitution de 2011 et l’évolution de la société marocaine, dont le rôle de la femme, depuis la dernière réforme de la Moudawana, devenue Code de la famille, en 2004. Cette réforme sociétale d’une portée stratégique pour notre pays suscite comme il fallait s’y attendre, l’hostilité des Conservateurs de tous poils qui recourent à des interprétations sur mesure des textes religieux en esquivant le débat de fond sur la condition des femmes et leur rôle dans la société.
Un tel débat suppose que l’on se place sur un terrain scientifique. Au lieu de rabâcher des propos désuets, il faut descendre sur le terrain et voir la réalité en face telle qu’elle est dans sa diversité et sa complexité. Ainsi, on mettra la science au service de la politique et on dégagera nécessairement des voies fertiles pour l’action publique. Mais les conservateurs ne l’entendent pas de cette oreille. Ils tournent le dos à la rationalité scientifique et se réfugient dans un discours populiste, démagogique et exclusiviste qui suppose que la « vérité s’arrête à leurs pieds » et nulle autre personne n’aurait droit à penser le contraire !
Dans cette perspective et en vue de placer le débat sur des bases saines en partant des faits réels et non imaginés ou surdéterminés, il faut saluer le travail réalisé par l’IRES (Institut Royal des Etudes Stratégiques) qui vient de publier les résultats synthétiques d’une enquête nationale, la troisième de la série, sur le lien social, volet « FAMILLE ET FEMME » (21 février 2024). Ce travail ambitionne d’apporter une connaissance approfondie de la société marocaine, qui pourrait être utile en vue d’un meilleur éclairage des choix stratégiques du Royaume. La réforme du Code de la famille en est bien un. C’est un travail qui répond aux exigences scientifiques dans la mesure où il se base sur un échantillon de 6000 personnes âgées de plus de 18 ans et réparties sur l’ensemble des 12 régions.
Que nous dit cette enquête après celles de 2011 et 2016 ? Trois conclusions fondamentales ainsi résumées : une stabilité relative du modèle sociétal marocain ; une amélioration des liens sociaux entre 2011 et 2023 ; et un impact limité de la modalisation culturelle et de la révolution technologique sur le lien social.
A la question « Comment qualifieriez-vous l’intensité du lien familial ? », deux tiers des personnes interrogées considèrent cette intensité forte contre moins de 50 % qui le pensaient lors des enquêtes précédentes. Ce qui montre que la cellule familiale résiste aux vents du libéralisme et de l’individualisme que celui-ci entraine. La famille joue ainsi un rôle capital de solidarité et d’entraide entre ses membres. Fait cependant nouveau, on y trouve moins d’autoritarisme et d’obéissance mécanique au profit de la concertation. Les rédacteurs du rapport parlent de « dépatriarcalisation de la famille ». Une telle tendance positive reste, toutefois, à confirmer. Car concertation ne veut pas dire forcément participation à la prise de décision. Malika Rafiq l’a bien montré dans ses « proverbes injurieux à l’égard de la femme marocaine » (2021). Parmi ces proverbes il y a justement celui-ci « consultes ta femme mais ne tiens pas compte de son avis » ! Une « concertation constructive » suppose que les parties concernées disposent des mêmes atouts et des mêmes moyens de « dissuasion ». Ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour une femme qui n’exerce pas une activité économique et ne dispose pas par conséquent de moyens financiers appropriés.
D’ailleurs, ces clichés réductionnistes à l’égard des femmes jouent un rôle négatif pour leur engagement politique et leur participation à la vie publique en général. Ainsi, la majorité des Marocains considèrent que les hommes sont plus qualifiés que les femmes en matière de gestion de la chose politique. (62% pour les hommes et 69 % pour les femmes !) S’y ajoutent le manque d’attraction des partis politiques auprès de la gent féminine (25% des personnes interrogées le pensent) et le poids de la société traditionnelle (un tiers des Marocains le pensent). A contrario, la majorité des Marocains soulignent que l’égalité des chances homme/femme devrait s’imposer en matière d’emploi et de candidature aux élections. Cette ambivalence dans la pensée est propre à une certaine catégorie de Marocains : ils croient à certaines choses mais ils ne les appliquent pas.
En outre, ladite enquête aborde le rôle de la femme au sein du ménage. Ainsi, trois quarts des personnes interrogées à ce sujet estiment que la femme doit s’occuper des tâches traditionnelles : s’occuper des tâches ménagères, éduquer les enfants et s’occuper de son conjoint ! On est là au cœur de la société traditionnelle.
Quant à la violence faite aux femmes, elle s’explique d’après l’enquête par des raisons d’ordre culturel plus que d’ordre matériel : environnement familial et culturel, éducation et niveau d’instruction du conjoint.
Tout cela n’empêche pas que la majorité écrasante des Marocains sont favorables à l’égalité hommes-femmes. A la question « Pensez-vous que l’égalité entre conjoints dans les droits et les devoirs renforcerait ou fragiliserait le lien familial ? » 95% répondent pour le renforcement du lien familial. Là aussi, on le pense, mais on ne le fait pas ! Dans le même ordre d’idées, 4 Marocains sur 5 estiment que les réformes entreprises par le Royaume durant les deux dernières décennies ont permis de promouvoir les droits des femmes. La réforme du code de la famille, partiellement appliquée, a eu le même effet.
Enfin, question d’actualité, près de trois quarts des Marocains jugent nécessaire l’adoption d’une série de nouvelles mesures pour améliorer davantage la condition des femmes. En particulier, 70% pensent que le Code de la famille doit être révisé dans le sens de tenir compte des principes de la Constitution de 2011 et d’intégrer de nouveaux droits en faveur de la femme. Parmi les domaines prioritaires qui devraient être intégrés dans la réforme, on cite le partage des biens acquis pendant le mariage, l’équité dans les procédures de divorce, la garde d’enfants, le mariage des mineurs, le statut des enfants nés hors mariage…
On le voit, la réforme du code de la famille telle que voulue par le Souverain répond bel et bien à une « demande sociale » majoritairement exprimée. Il ne sert à rien de vouloir bloquer le cours de l’histoire. Le pays a besoin de franchir une nouvelle étape dans l’édification démocratique qui passe fondamentalement par la promotion du rôle de la femme et la garantie de sa pleine participation à tous les niveaux, économique, social, culturel et politique. Une égalité parfaite avec l’homme, n’en déplaise aux obscurantistes, est requise. C’est même la quintessence de la réforme, sinon elle n’en est pas une. Mais elle doit être conduite dans un esprit serein et un contexte apaisé. Il y va de l’intérêt stratégique de notre pays et de sa place dans le concert des nations.