Guillaume Jobin n’est pas un écrivain compliqué. Avec sa liberté de ton, ses tours primesautiers de plume, l’entrain facile et le flair carnassier, il fait devoir de former, d’informer, de réveiller les consciences endormies, baguenaudeuses ou tout simplement en perte de boussole.
Il semblerait bien que cet homme ait gardé de ses fonctions primitives une provision d’éther, dont il vaporise sa pensée avant d’enfoncer la plume, tant le roman en coup de poing est senti comme un soufflet, une lanière qui vous fait sentir le vent sur la cloison nasale, en rayant l’espace. Son périmètre d’action réside dans le fragmentaire, des bouts de vie, cas isolés qu’il découpe dans une société minée par l’arrivisme, le complot, la contrefaçon, le plagiat littéraire, les machinations ténébreuses des politiciens, un mélange assumé de fiction, d’histoire vraie et d’embardées poétiques. Comme il y a le nouveau roman, il y aurait aussi le nouveau journalisme, et Route d’Anfa en est peut-être un à plus d’un titre. En effet, à l’image du monde décrit, le roman est un flot saccadé de péripéties sombres, de drames inconnus que l’auteur est descendu repêcher sur la pierre calcaire pour les ourdir en romancier et les dénoncer en journaliste.
Le héros de Guillaume Jobin n’est pas flamboyant, il est discret et furtif, étant espion, avec des éclairs de dérision dans les yeux, étant l’auteur lui-même ! Si vous avez foi en votre érudition, suivez-le dans les dédales de la fange souterraine qui affouille les fondations fragiles d’une société tenant déjà sur un jeu d’équilibre. Vous en resterez tout baba, tant votre vision sur le monde est semblable à celle d’un martien qui ne verrait de notre planète que des bancs humains se déplaçant dans tous les sens, se télescopant, passant les uns par-dessus les autres; un fourmillement de têtes, des mouvements migratoires, toute une démographie démontée dont il ne lui serait jamais possible de détecter les courants abyssaux.
Ce roman, qui bouleverse les romans du genre, tant par son écriture empanachée en queue de paon que par l’approche brutale et souvent hostile de la réalité, ce roman, disais – je, requiert un art de lecture qui sort de l’ordinaire.
«Route d’Anfa» n’a pas été conçu dans le but de prolonger le succès de «Route des Zaërs» -ce qui eût été légitime, d’ailleurs – et l’on pourrait à juste titre supposer qu’entre les deux « routes », il n’y ait pas eu de temps mort, et que l’idée-même du deuxième roman fût née au fil du manuscrit du premier.
«Route d’Anfa» n’est pas plus l’œuvre d’un auteur marocain que d’un auteur du Maroc, non, c’est une loupe sans frontières, une loupe intrusive, dotée de rayons x qui vous immerge dans une réalité inaccessible aux profanes. Le livre eût pu s’intituler «Route de Roiss» ou «Via Ruggero Settimo» si l’auteur, de par son érudition politique et historique, eût dû secouer la poussière de la Sicile de ou de l’hexagone. Mais Guillaume Jobin, vitrioleur sous cape, contempteur de l’incompétence, du soudoiement, de la subornation et de l’aplaventrisme résigné, opère toujours à son port d’attache M prélevant des échantillons à mains nues dans une multitude de secteurs dont il est pour chacun un monographiste indésirable, lesquels secteurs ne sauraient lui revaloir cet ébruitement en croissant et chocolat chaud.
Jamais roman sur le Maroc ne fit l’approche, de façon aussi prégnante, de l’en-dedans d’un monde caché par celui qu’on nous montre; jamais auteur aussi ne fit de l’intrigue de son roman un point infiniment petit dans une matière en tache d’huile, où se subsument le fauteur de trouble, le nègre littéraire, l’arnaqueur artisanal, le politicien sans scrupules, le dealer en rupture de bantous héros d’intrigues irrigués de la même encre, anti-génies servis dans le graal de leur propre histoire.
La topographie du roman est impressionnante (Oman, le Cameroun, Paris, Casablanca, Rabat); la politique, la littérature, l’artisanat, la contrefaçon et le trafic d’influence en sont les éléments cosmogoniques. «Route d’Anfa» est un roman-phare, s’il en est désormais; en s’y immergeant, Guillaume Jobin s’est reconverti en rudologue, maniant la crasse sans pincettes, plutôt avec son fameux sourire obstinément rivé à la tronche. Un sourire de dérision normande, qui affleure magistralement dans sa fierté pour le terroir. Du moins, on croit le savoir.
Youssef Saïdi