Gilles Lipovetsky et l’individu aujourd’hui

Il y a des auteurs (leur œuvre et leurs idées) qui continuent à nous parler au-delà du temps qui passe. Il me semble que Gilles Lipovetsky en fait partie. L’actualité de ses livres est convoquée par la brutalité de l’actualité tout court. Comment définir les temps modernes, l’individu aujourd’hui ?

Lipovetsky se définit lui-même comme «un philosophe égaré» dans l’analyse des réalités sociales et historiques. Son œuvre propose une des interprétations les plus stimulantes de la modernité, notamment à partir du statut de l’individu. Une date marquant dans cet itinéraire l’ère du vide (1983) où il aborde la modernité comme processus de libération de l’individu ; libération par rapport aux traditions et aux grandes valeurs structurantes. Il pose en fait ce que des analystes ont appelé le «paradigme individualiste». Une œuvre fondatrice qui se prolonge par une véritable archéologie du quotidien, l’exploration des multiples facettes de l’individu contemporain ; on pourrait citer l’analyse originale du phénomène de la mode dans l’empire de l’éphémère, la mode et son destin dans les sociétés modernes (1987). La mode a bouleversé notre perception du monde et introduit de nouveaux comportements : la mode a permis la disqualification du passé et la valorisation du nouveau, l’affirmation de l’individuel sur le collectif grâce à la subjectivation du goût, le règne de l’éphémère systématique. Cela donne une idée sur la démarche intellectuelle de Lipovetsky et l’avantage du livre Les temps hypermodernes (Grasset, Paris, 2004) est d’offrir une synthèse de cette démarche ; à la fois un bilan et une introduction. Dans la logique de la collection Nouveau collège de philosophie puisque le livre nous propose un avant-propos signé Pierre-Henri Tavoillot, une introduction à l’œuvre de Gilles Lipovetsky par Sébastien Charles intitulée justement l’individualisme paradoxal ; puis un texte essentiel de l’auteur lui-même, temps-contre temps ou la société hypermoderne pour terminer par un entretien entre Lipovetsky et S. Charles qui permet de restituer un itinéraire intellectuel via des jalons et des étapes marquantes : ce qui m’intéresse dans mon travail c’est de comprendre les logiques à l’œuvre dans l’histoire et dans la modernité et non pas de les juger…cette lecture rappelle les grands concepts qui ont forgé une approche cohérente, ouverte refusant les schémas dogmatiques : procès de la personnalisation, destruction des structures collectives de sens, valorisation de l’hédonisme, révolution de la consommation, tensions paradoxales au sein de la société civile et des individus eux-mêmes, importance de la séduction comme mode de régulation sociale, pacification du politique et attachement plus profond aux valeurs essentielles de la démocratie.

Comment se présente alors la nouvelle identité du sujet contemporain ? Le triomphe qui paraissait absolu de la modernité (rationalité, valeur de références tangibles…) a révélé ses limites. On a parlé alors de la postmodernité centrée sur l’individualisme et l’hédonisme. Lipovetsky préfère parler d’hypermodernité, la seconde révolution moderne. Certes, une période encore empreinte des valeurs matérielles et de cynisme, et par la disparition des grandes finalités mais la lecture que Lipovetsky garde un certain optimisme ; tout n’est pas perdu en somme. C’est une lecture plus complexe de notre époque et surtout moins univoque. C’est une contribution capitale à l’interprétation de la seconde révolution de la modernité.

Mohammed Bakrim

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