Abdallah Laroui: «la crise de l’«État-nation est à l’origine de toutes les crises de la terre»

En ces temps froids où la médiocrité et les discours populistes pullulent, le monde a besoin plus que  jamais de l’esprit critique, de la réflexion lucide et de la pensée éclairée. À la faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, une conférence inaugurale a été donnée, mercredi 8 janvier,  par l’historien, essayiste et romancier, Abdallah Laroui, à l’occasion de la création, en collaboration avec l’Institut du monde arabe à Paris, d’une Chaire portant son nom.

Hommage à l’école Laroui…

Ce fut un événement mémorable ayant rendu hommage à la pensée d’un homme aux multiples facettes, Abdallah Laroui. «Le but de cette Chaire n’est pas le déploiement d’une idiologie, mais l’étude des questions actuelles et renouvelées.», a-t-il souligné dans son intervention à l’issue.Et d’ajouter : «Cette Chaire est un espace pour la recherche, l’étude et les débats autour des  concepts et des  problématiques évoqués ces dernières années et qui sont liés à mon nom. C’est un espace qui mettra à la disposition des chercheurs : les références, les preuves et les documents qui aideront et contribueront à  l’éclaircissement et l’évaluation des analyses et des théories que j’avais proposées, et qui sont relatives à l’Histoire,  à l’évolution , à la progression, à la régression ,à la continuité et à la rupture, au  rationalisme, à l’irrationalisme, à l’indépendance, à la dépendance, à la langue et au dialecte, à  l’Etat, de l’anarchie, à la culture, au  folklore et d’autres questions d’actualité».

Au cours de cette rencontre, l’historien qui avait souvent présenté ses idées sous forme de questions-réponses (démarche dialogique) a mis la lumière sur les grandes étapes de son parcours de penseur et d’historien ainsi que sa démarche et sa formation intellectuelle. Certes, chaque intellectuel a ses maîtres et ses références. Dans cette optique, Laroui n’a pas manqué, dans un amphithéâtre archicomble de l’université, de faire un clin d’œil au contexte qui a vu naitre ses concepts et réflexions liés à sa vision et son cheminement de pensée.

Philosopher ou penser, c’est questionner, interroger les sens, les essences,  les concepts et les évidences. Pourtant, les idées d’Abdallah Laroui suscitent à chaque fois des débats, mais aussi des divergences. C’est ainsi la tâche de la réflexion ! «Mes idées n’étaient pas toujours un lieu de convergence. », a-t-il déclaré. «Je ne confond pas mon travail de professeur à  l’université et mon métier d’intellectuel», a-t-il ajouté.

La fin de l’«État-nation»

Dans son intervention, l’intellectuel a mis l’accent sur l’Etat national et l’«État-nation », des concepts qui l’ont habités et abordés dans ses travaux. «Certains disent que toutes mes théories sur l’historisation, le sous-développement, la rupture, la réforme, se sont basées sur le concept de l’«État-nation». Mais, aujourd’hui, dans la société actuelle, que signifie l’Etat national que nous voyons un peu partout dans le monde, et qui est en train de se détruire ?», s’est il interrogé.  Selon lui, «toutes les crises de la terre se résument dans la dissolution de «État-nation».  L’appartenance aujourd’hui, a-t-il affirmé, est une appartenance à la  secte, à la tribu et  non à l’Etat comme il était représenté dans la France de la révolution. Pour lui, l’avenir sera probablement au pouvoir tribal ou encore aux «fédérations fragiles».

Le retour d’Ibn Khaldoun…

«J’espère que l’âme d’Ibn Khaldoun soit avec nous dans cette salle.», a-t-il déclaré sous les applaudissements chaleureux de l’assistance. C’est un philosophe, dit-il, qui a accordé une grande importance à  la transcription. C’est-à-dire, la transmission d’une culture orale à une culture écrite. Un philosophe actuel dont les pensées et les idées inspirent et interpellent  les historiens et penseurs des temps modernes.

«Notre retard est dû au blocage sur ce point. C’est-à-dire, qu’on estimé qu’il n’aura pas une autre révolution après celle de la transcription. Pourtant, on n’a pas fait attention à ce qui s’était passé en Europe au milieu du 15e  Siècle. Notamment  avec l’invention de l’imprimerie qui a été comme une révolution de transcription transcendante.», a-t-il précisé.

Par ailleurs, Abdallah Laroui a rappelé que les asiatiques étaient prêts à la révolution moderniste en inventant un genre d’imprimerie (une machine à photocopier). Ce qui explique leur réussite. «Il y a un retour en force de la culture orale dans le monde actuel. Or, le livre vit une véritable crise.», a-t-il indiqué.

Ainsi, la révolution technologique et numérique est une suite ou continuité de la révolution de l’imprimerie, poursuit-il. En outre, l’auteur de «L’Idéologie arabe contemporaine », «Esquisses historiques», «Le nationalisme marocain» a évoqué le côté réaliste et pragmatique de la pensée d’Ibn Khaldoun. «Dans le monde d’aujourd’hui: que signifie-t-il la réalité?», s’est-t-il posé la question. «Dans la plupart du temps nous préférons et nous nous attachons à l’illusion.», a-t-il répondu.

Le virtuel, le réel, la traduction… des questions toujours d’actualité!

La pensée d’Abdallah Laroui, un penseur qui écrit avec les deux langues arabe et française, s’arrête sur des questions et des concepts  qui ont traversé les réflexions entre autres «le retard historique», «la modernité et le modernisme», «l’Etat», «l’Islamisme», «le Libéralisme», «l’Histoire»… Les temps passent, les contextes changent, et les philosophies évoluent. Cependant, d’autres problématiques surgissent et remontent de nouveau à la surface.

Aujourd’hui, l’alphabétisation numérique est plus pire que l’alphabétisation classique, a-t-il fait savoir. La réalité virtuelle actuelle qui nous surprend et nous inquiète fait partie des résultats de la science expérimentale ou une invention des charlatans de Moussa ?, a-t-il demandé.  A vrai dire, se poser, parfois, de bonnes questions, mieux qu’en trouver de mauvaises réponses.  La question de la traduction n’est pas en reste des sujets abordés par Laroui. «Il y a des philosophies qui se construisent sur un seul concept ou un terme. En effet, avant la traduction, il y a une interprétation du sens», indique-t-il.

En contrepartie, l’intellectuel a mis la lumière sur la fausse traduction et désorientée qui pourra être trompeuse. La traduction est importante pour relire et repenser certains concepts et questions avec de bonnes lunettes.

Mohamed Nait Youssef

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